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connaitreetapprendre
13 janvier 2016

Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie

Il semble qu’en un temps comme le nôtre, où tout procède si rapidement, il y ait peu d’opportunité à offrir au public, comme je le fais, la relation d’un voyage en pays presque inconnu, longtemps après que ce voyage a été accompli.

Mais si un voyage fait dans un but purement géographique se trouve quelquefois comme frappé de péremption par des travaux géographiques plus récents, il n’en est point de même d’un voyage entrepris, comme celui-ci, dans le but d’étudier les mœurs, le caractère et les institutions d’un des peuples de l’Orient les plus intéressants et les moins connus jusqu’à ce jour.

Parti pour l’Orient en 1836, j’en suis revenu une dernière fois en 1862, après avoir séjourné plus de douze ans dans la Haute-Éthiopie, et après y avoir été mêlé, comme témoin ou comme acteur, aux événements qui ont attiré sur ce pays l’attention de l’Europe. Dès mon retour en France, sous l’influence des impressions reçues à l’étranger, et pour complaire à un ami, j’ai donné à cette relation une forme écrite. Mais pour avoir le droit de parler d’un pays si dissemblable du nôtre, il ne suffit pas d’y avoir séjourné un long temps et de s’être dénationalisé en quelque sorte, afin de voir de plus près les hommes et les choses que l’on se propose de faire connaître ; lorsque l’on est rentré dans son milieu natal, il faut encore, pour se soustraire à tout engouement et épurer ses jugements, écarter, pour un temps, les opinions et les idées dont on s’est imbu à l’étranger, et, reprenant les points de vue ses compatriotes, s’habituer de nouveau à leur manière de penser, avant de leur offrir les fruits d’une expérience acquise dans des conditions si différentes de celles qui nous régissent. Ma relation écrite, j’ai donc laissé passer un certain temps.

Aujourd’hui, par suite du redoublement d’activité que les nations européennes mettent à étendre leurs relations avec les peuples les plus reculés de l’Orient, et par suite du retentissement qu’ont eu les derniers rapports de l’Angleterre avec Théodore, j’ai pensé que mon travail ne serait pas sans utilité. Je viens de le reprendre, et je l’offre avec la confiance que donne une tâche fidèlement remplie, et avec la réserve qui convient à celui qui, comme moi, entreprend de produire un ensemble de faits et de caractères propres à faire juger de tout un peuple.

                                                                                CHAPITRE I

                                                                        DE KÉNEH À GONDAR.

 

Nous donnâmes le signal du départ à nos chameliers. Avant de quitter la rive du Nil, mon frère et moi, nous bûmes dans le creux de la main une dernière gorgée de son eau bienfaisante, en faisant le vœu de nous désaltérer un jour à ses sources mystérieuses, et nous nous éloignâmes de Kénèh , en Égypte, le 25 décembre 1837, pour nous engager dans le désert.

Un prêtre piémontais, un Anglais et deux domestiques, Domingo et Ali, l’un Basque, l’autre Égyptien formaient, avec mon frère et moi, notre troupe aventureuse ; le plus âgé d’entre nous pouvait avoir vingt-six ans, le plus jeune dix-sept.

L’ambition de gagner le martyre avait engagé le prêtre à se mettre de notre voyage. Pendant notre court séjour au Caire, j’avais désiré, pour utiliser mon temps, prendre un maître de langue arabe, et, afin de me renseigner à ce sujet, j’étais allé un soir avec mon frère au couvent des Pères de Terre-Sainte. Le supérieur nous disait qu’il ne savait à qui nous adresser, lorsqu’on frappa discrètement à la porte du parloir.

  • Voici justement, reprit-il en nous désignant celui qui entrait, le Père Giuseppe Sapeto, de la Congrégation des Lazaristes ; il a étudié l’arabe en Syrie, où il vient de séjourner comme missionnaire, et il pourra peut-être nous donner un bon conseil.

Le Père Sapeto était jeune ; sa figure avenante prévenait en sa faveur ; il s’assit à côté de moi, et notre conversation eut bientôt dépassé le but de ma visite. Je lui appris que nous comptions aller dans la Haute-Éthiopie, dont les lois excluaient, sous peine de mort, tout missionnaire catholique ; que plus de deux siècles auparavant ces lois avaient fait de nombreux martyrs parmi les missionnaires jésuites et franciscains [1] ; et comme il regrettait de ne pouvoir marcher sur leurs traces, je lui proposai de partir prochainement avec nous. Mon frère trouva heureuse l’idée de faire notre voyage, croix et bannière en tête ; le Père Sapeto demanda la nuit pour réfléchir, et nous nous séparâmes sans nous douter de combien d’événements notre conversation fortuite serait l’origine.

Le lendemain, il nous avoua que les difficultés matérielles l’arrêtaient ; nous lui offrîmes de le défrayer, de lui procurer les vêtements sacerdotaux qui lui manquaient : il accepta, et il fut convenu qu’il écrirait à ses supérieurs en Europe, afin d’obtenir leur approbation et les moyens de pourvoir ultérieurement à la Mission, si elle devait offrir des chances de succès.

L’Anglais avait fait les campagnes de Portugal en qualité de volontaire dans la cavalerie de Don Pedro ; il s’était distingué par sa bravoure, et n’avait quitté son drapeau qu’après la défaite entière du parti de Don Miguel. Je l’avais trouvé au Caire, à bout de ressources et sur le point de se faire musulman : deux beys s’acharnaient à le convertir ; lui ne cherchait qu’aventures. Afin de lui épargner une apostasie, nous l’engageâmes aussi à nous accompagner, et il se joignit à nous.

Mon frère revenait du Brésil, où il avait été chargé par l’Académie des sciences de faire des observations sur le magnétisme terrestre. Son domestique basque, Domingo, l’avait suivi pendant ce voyage.

Nous arrivâmes sans incident à Kouçayr, sur la côte occidentale de la mer Rouge.

C’était l’époque du passage des pèlerins qui vont à La Mecque ; aussi, ne trouvant pas à nous loger en ville, dûmes-nous camper sur la grève et faire bonne garde, la nuit, à cause des maraudeurs bédouins.

Hissa, agent consulaire français, le seul chrétien catholique de la ville, venait d’être père d’une fille ; il demanda à mon frère d’être le parrain de son enfant, et cela établit entre nous des relations agréables. Nous fûmes bien accueillis aussi par Hussein Bey, gouverneur de Kouçayr. Il avait servi en Grèce pendant plusieurs années, s’était trouvé en face de nos soldats et avait conçu une haute estime pour les Français.

Tous les bâtiments en partance se trouvaient déjà frétés par les pèlerins ; la dunette d’un bugalet non ponté, d’environ 50 tonneaux, nous offrait seule une chance de passage. Nous y fîmes embarquer nos bagages et nos compagnons, et nous allâmes, mon frère et moi, faire nos adieux au gouverneur. Mais en retournant à bord, nous trouvâmes tout en tumulte : les pèlerins Maghrébins voulaient loger leurs femmes sous notre dunette, et notre compagnon anglais s’efforçait vainement de les en empêcher. J’en référai au raïs, ou patron de barque.

Puisque tu as à choisir entre ces gens et nous, lui dit le chef des Maghrébins, fais donc débarquer ces chiens de chrétiens !

Ma réponse fut vive ; on se rua sur moi, et je fus désarmé. Domingo reçut une égratignure à la main, en parant un coup de sabre qui m’était porté. Mon frère se jeta dans une yole avec le Lazariste et se rendit chez le gouverneur. Nous descendîmes, l’Anglais et moi, dans un autre canot, au milieu des vociférations menaçantes de nos adversaires. Bientôt, nous vîmes l’embarcation du gouverneur armée de dix rameurs qui volait vers nous : mon frère en tenait le gouvernail, Hussein Bey était debout, un pied sur la proue ; en approchant de notre bugalet, le Bey saisit un hauban et d’un bond fut à bord. La troupe de Maghrébins s’ouvrit devant lui.

Chiens, leur dit-il, où croyez-vous être, pour oser traiter ainsi ces Français ?

Qui donc interpelles-tu ainsi, fils de maudit ? ― répliqua le chef des pèlerins ; et cette réplique hardie fut soutenue par un murmure de ses compagnons. Le gouverneur répondit par un vigoureux soufflet, et ramenant la main sur son sabre, il se tourna vers cinq ou six de ses soldats, en disant :

Empoignez cet homme et faites débarquer tous les autres.

Les Maghrébins étaient tous armés ; ils s’entre-regardèrent ; mais Hussein Bey s’avança résolument au milieu d’eux, et, avec cet ascendant que donnent le courage et l’habitude du commandement, il les obligea à descendre dans les embarcations.

Le gouverneur nous emmena à son divan, fit comparaître le chef des Maghrébins, instruisit l’affaire, et dit, en voyant l’égratignure de Domingo :

C’est dommage que ce ne soit pas une bonne blessure ; cela m’eût permis de faire un exemple. ― Et se tournant vers son chaouche : ― Qu’on donne au drôle cent coups de bâton !

À cet arrêt, le maghrébin, qui était fils d’un caïd de l’Algérie, exhiba pour la première fois son passeport français.

L’agent français, ayant été mandé, dit au Bey qu’il ne pouvait autoriser la bastonnade. Hussein Bey allégua que nous étions munis d’un firman du vice-roi, et que si le gouvernement français était trop bénin envers ses sujets maghrébins, il n’entendait point agir de même. Nous intervînmes aussi, mais nous ne pûmes obtenir que la diminution d’une moitié de la peine.

Sur un signe du Bey, quatre hommes étendirent le condamné par terre ; le Bey, comme pour apaiser son humeur, lui appliqua vigoureusement les premiers coups et passa le rotin à un de ses soldats qui, acheva consciencieusement la besogne.

Le Bey nous retint à dîner, nous engagea à fréter le bugalet en entier et surtout à n’admettre à notre bord aucun pèlerin. ― Nous suivîmes son conseil, et un vent favorable nous conduisit en six jours à Djeddah.

Là, mon domestique égyptien, Ali, effrayé des dangers d’un voyage en Éthiopie, nous quitta pour s’en retourner au Caire. Quant à nous, après quelques jours passés en compagnie de notre consul, l’aimable et savant M. Fresnel, nous nous embarquâmes le 11 février 1838, et le 17, nous abordions à l’île de Moussawa.

Les habitants de cette île n’avaient vu qu’un très- petit nombre d’Européens. Depuis peu, la Société biblique anglaise entretenait trois missionnaires allemands à Adoua, dans le Tigré, où, grâce à des présents considérables, le Dedjadj Oubié, prince régnant dans le pays, leur permettait de séjourner ; ses sujets, du reste, tous schismatiques eutychiens, ne voyaient aucun inconvénient à la présence de ces prédicateurs, dont les croyances religieuses étaient si éloignées des leurs. Un naturaliste allemand, envoyé par une société scientifique de son pays, habitait également Adoua. Ces quatre messieurs étaient, avec un tailleur grec, et un officier allemand venu d’après les conseils des missionnaires, les seuls Européens alors dans le pays ; aussi, l’arrivée de cinq Européens fit-elle événement ; et une foule considérable se porta sur le quai pour nous voir débarquer.

L’aspect misérable des maisons de l’île, les soldats turcs déguenillés, quelques canons rongés de rouille, couchés sur des affûts en ruine, et l’aridité des grèves offraient un triste spectacle. À l’horizon, du côté de l’ouest, s’élevaient de grandes montagnes d’un bleu sombre, que nous avions à franchir pour atteindre le premier plateau éthiopien. Ce ne fut point sans un serrement de cœur que nous primes terre.

À Moussawa, les indigènes parlent la langue Kacy et ils nomment l’île Batzé. Les chrétiens du haut pays l’appellent Mitwa ; les gens de Dahlac, Miwa ; enfin, en langue arabe, on lui donne le nom de Moussawa, qui est le plus généralement employé. La plus grande longueur de l’île est dans le sens E.-N.-O. et O.-S.-O. ; cette longueur est de 880 mètres, sur une largeur de 260. Le sol est composé d’un corail blanchâtre qui produit une pierre cassante aux formes sinueuses et tourmentées. La plus grande élévation de cette île plate est au nord du cimetière, où elle s’élève à 6 mètres, tandis qu’à l’ouest le terrain s’abaisse jusqu’au niveau de la mer, qui n’a que très-peu d’eau de ce côté. En approchant de l’île, on aperçoit du côté de l’est, le cap Médir, garni d’un fortin armé de quatre pièces de 24 et d’une de 12 ; puis vient un espace nu et stérile, où se trouvent quelques citernes, la plupart en ruines, qui se remplissent en quelques heures sous des pluies annuelles, plus abondantes que régulières. Le cimetière musulman est du côté du nord ; les païens et les chrétiens sont enterrés dans le petit îlot voisin de Touwalhout. Près du cimetière musulman, s’élève une mosquée à double dôme, nommée Cheikh el Hammal, où l’on reconnaît le droit d’asile à tout homme, même chrétien ou païen, qui, en s’y réfugiant, y a allumé une bougie. Selon les Éthiopiens, cet édifice est l’ancienne église dédiée à la Vierge Marie et bâtie par leur premier apôtre Frumentius, dit par eux Abba Salama. Lorsque Moussawa, enlevée à leur empire, tomba sous la loi musulmane, l’église fut convertie en mosquée, et les musulmans lui conservèrent son droit d’asile institué par son fondateur chrétien. La moitié de la partie occidentale de l’île est couverte de maisons, ou pour mieux dire de grandes huttes formées de châssis revêtus de fortes nattes en feuilles de palmier, et dont la toiture est le plus souvent recouverte de chaume. Les habitants sont tous marchands ; les plus riches ont de grandes cours, où les trafiquants qu’amènent les caravanes viennent déballer leurs marchandises. Ces cours contiennent souvent un ou deux petits bâtiments construits en pierre, bas, carrés et sombres, qui servent de magasins.

Comme en Grèce, dans l’antiquité, chaque trafiquant, à son arrivée dans l’île, est tenu de choisir un habitant qui lui sert de patron, préside à ses transactions et perçoit de légers droits. Durant les deux ou trois mois dits d’hiver, seule époque où quelque fraîcheur se fasse sentir, les indigènes aisés habitent des maisons en pierre, à un étage ; ils vivent le reste du temps sous leurs huttes de nattes, qu’ils construisent quelquefois sur des pilotis plantés dans la mer afin de jouir des rares brises de l’été. La marée, qui ne monte pas au delà d’un pied, et les vagues, qui ne sont que de légères ondulations, n’incommodent aucunement ces humbles demeures. Comme les bêtes de somme n’entrent pas à Moussawa, la boue et la poussière y sont très-rares. Le gouverneur habite une assez grande maison en pierre, à un étage, et couverte d’une terrasse encombrée de huttes en nattes destinées à ses femmes. Cette maison contient la salle du Divan, où il siège presque toute la journée ; elle longe une petite place informe qui s’étend jusqu’au débarcadère, situé au nord de l’île et défendu en apparence par une demi-douzaine de canons en mauvais état. Le port, protégé contre les vents du sud par l’île même, et de ceux du nord par le cap Abd el Kader, a vingt pieds d’eau et un bon fond d’ancrage. Vis-à-vis le débarcadère et à l’O.-N.-O. se trouve le cap Guérar, jetée artificielle, longue d’une centaine de mètres et attenant à la terre ferme à 500 mètres environ de l’île ; c’est par là surtout que Moussawa communique avec le continent ; c’est par là aussi que la plupart des habitants aisés passent chaque soir en se retirant à Ommokoullo, village composé de huttes éparses et situé à une heure de la jetée de Guérar. Ils s’y rendent pour respirer un air qu’ils disent plus salubre et pour y être plus à l’aise que dans leurs demeures de l’île, ou, à cause de la sonorité de l’atmosphère et de l’agglomération des maisons, ils ne peuvent presque rien cacher de leurs discours ni de leurs actions les plus intimes ; à la pointe du jour, ils reviennent dans l’île pour leurs affaires. Les indigènes évaluent à 1,800 ou 2,000 âmes la population de l’île ; aux époques des arrivées des caravanes, cette population s’accroît souvent de plus de moitié. Le sol nu et calciné réverbère la chaleur et la rend si intense que les indigènes même suspendent les affaires vers le milieu du jour ; les rues sont alors désertes. Comme l’eau des citernes est insuffisante, les gens de Dohono en apportent journellement au moins 2,000 outres, environ 700 hectolitres, mais cette eau est saumâtre et désagréable pour un Européen ; les gens aisés font venir leur provision du village d’Ommokoullo. Dans le bazar, on entend parler la langue indigène ou kacy, l’arabe, l’afar, le bidja, l’amarigna, le tigré, le saho, le galligna, l’hindoustani, le skipitare et le turc, sans compter les langues plus nombreuses encore parlées par les esclaves originaires des divers pays de l’Afrique centrale. Bon nombre des natifs de Moussawa tirent vanité de leur descendance arabe ; leur teint foncé décèle en tout cas une race mélangée ; l’expression astucieuse et vile qu’impriment à leurs traits leurs habitudes efféminées et leurs pensées toujours tendues vers le lucre, dispose peu en leur faveur. Ils ont le corps chétif, épuisé par les chaleurs et l’inconduite. Ils portent des turbans blancs, des caftans de couleurs vives et ordinairement en étoile de coton très-légère ; leurs pieds sont chaussés d’une espèce de sandale particulière à Moussawa ; la plupart jouent avec un chapelet musulman dont les grains servent à leur arithmétique commerciale beaucoup plus qu’à leurs prières ; durant l’été, tous agitent un éventail fait de feuilles de palmier, en forme de guidon. Les femmes, strictement voilées, sont souvent d’une rare beauté et d’une très-grande élégance de formes. Alléchée par l’appât du gain, cette population consent à vivre sur cette île stérile et brûlante, où elle ne tarderait pas sans doute à diminuer si des étrangers, aventuriers du négoce, ne venaient s’y fixer. La garnison variait de 50 a 80 soldats ; elle comptait dans son sein quelques sujets indisciplinables que les Pachas de l’Yémen et de l’Hedjaz y envoyaient dans l’espoir que le climat et les maladies les en débarrasseraient complètement.

En débarquant, nous fîmes visite au gouverneur : il nous accueillit le plus poliment du monde et nous procura un logement. Le lendemain, nous lui présentâmes notre firman et nos lettres de recommandation, qui, du reste, ne pouvaient ajouter aux attentions qu’il avait déjà pour nous.

Ce gouverneur, dépendant du pacha de l’Hedjaz, se nommait Aïdine ; on lui donnait le titre d’Agha et parfois celui de Caïmacam, ou lieutenant-colonel ; son autorité était illimitée dans l’île ; mais il n’en était pas de même sur la terre ferme, ou un naib (lieutenant) investi par le pacha de Djeddah, servait de transition équivoque entre l’autorité de Moussawa et les tribus des Sahos qui vivent dans les basses-terres s’étendant entre la mer et les premiers plateaux du Tigraïe. Ces naïbs devaient être choisis parmi les descendants malheureusement dégénérés d’une famille de colons turcs et belaw établie dans ce pays depuis plusieurs siècles. C’était au naib qu’il fallait s’adresser afin de se procurer des chameaux et des guides pour gagner Adoua. Il habitait Dohono, village situé en terre ferme sur le bord de la mer, à environ une heure de marche de la jetée de Guérar. Nous préférâmes y aller par mer, et le gouverneur nous donna son canot.

Le naib était un vieillard frappé de paralysie et de mérycisme, au point de ne pouvoir parler que difficilement ; il vivait constamment étendu sur sa couche. Nous lui fîmes présent de quelques mètres de drap rouge, et après le café d’usage, nous nous retirâmes avec une impression défavorable. Aïdine Agha chercha à nous rassurer et s’employa auprès de ce lieutenant nominal pour faciliter notre départ. Grâce à cet intermédiaire, le naib se contenta d’une somme minime, car il prétendait à un droit sur tous les Européens qui passaient sur ses terres, et jusqu’alors il s’était servi de ce prétexte pour pratiquer des extorsions exorbitantes.

Cependant, des bruits d’un sinistre augure circulaient depuis quelques jours : le Dedjadj Oubié, disait-on, était devenu hostile aux missionnaires protestants : tantôt on rapportait que ces messieurs étaient enchaînés, tantôt qu’on allait renouveler à leur égard les scènes de massacre des anciens missionnaires catholiques ; on assurait que dans tous les cas, le Dedjadj Oubié ne voulait plus admettre d’Européens dans ses États. Il fut convenu que mon frère resterait à Moussawa, avec nos compagnons et les bagages, tandis que je me rendrais en Tigraïe, pour voir le Prince et demander son assentiment à notre voyage. Mais le Père Lazariste et l’Anglais insistèrent tellement pour m’accompagner, que je dus y consentir. Aïdine Agha me fit présent de sa mule : nous trouvâmes à louer deux autres montures, et munis de guides sahos, nous partîmes au coucher du soleil, pour traverser Chilliki, petit désert brûlant et sans eau, que durant presque toute l’année, les indigènes même n’osent affronter de jour. Nous étions disposés, l’Anglais et moi, à vendre chèrement notre vie ; soutenu par ce sublime désintéressement fréquent parmi les missionnaires catholiques, le Père Lazariste, lui, étreignait sa croix et marchait gaîment. Plus tard, quand je connus mieux le pays, je reconnus combien nos craintes étaient exagérées ; mais à cette époque, le péril nous semblait imminent.

Ayant cheminé deux jours dans les gorges formées par des contreforts, nous arrivâmes au pied du premier plateau éthiopien, et nous l’abordâmes de front par un sentier raide et abrupte, que nous dûmes gravir à pied. Nos guides, aux formes grêles, rompus à ce genre de fatigue, marchaient avec aisance, tandis que nous, gênés par notre costume européen, nous les suivions avec peine. Après plus de deux heures d’efforts, nous atteignîmes le sommet ; l’air plus frais qu’on y respirait, les ondulations des crêtes recouvertes de verdure et d’arbres conifères, nous donnaient l’espoir d’avoir à suivre désormais des chemins moins pénibles. Nous descendîmes un peu le versant opposé et nous entrâmes bientôt dans Halaïe, premier village chrétien, dont le chef nous accueillit dans sa maison.

L’Anglais, excellent cavalier, mais peu fait à la marche, était accablé de fatigue et paraissait découragé.

Le chef nous invita à nous asseoir devant une gamelle d’environ deux mètres de pourtour, posée à terre et pleine d’une bouillie résistante façonnée en pyramide dont la cime, creusée en forme de cratère, contenait du beurre fondu. Au nombre de douze ou quatorze convives, nous nous accroupîmes autour de ce mets primitif ; la montagne fut attaquée par la base ; les assaillants en arrachaient la pâte, en faisaient une boulette qu’ils trempaient dans le beurre fondu, et toute ruisselante la portaient à leur bouche, laissant complaisamment couler le beurre sur leurs bras nus. Nous voulûmes manger à cette mode ; ce fut aux dépens de nos vêtements. Dès la première bouchée, l’Anglais se leva et, murmurant qu’il en avait assez, il sortit de la maison. Après notre repas, je le trouvai assis tristement sur une pierre à l’écart. Je lui dis que peut-être il s’était mépris sur la nature de notre voyage et qu’il s’était fait une autre idée des privations qui semblaient nous attendre. Mon frère était soutenu par l’amour de la science, le Père Lazariste par l’enthousiasme religieux, et moi par le désir d’étudier des peuples inconnus ; j’ajoutai que, pendant qu’il était encore temps d’effectuer facilement son retour, c’était à lui de bien voir s’il pourrait supporter ce nouveau genre de vie. Encouragé par mes paroles, il avoua être étonné d’un aussi rude début.

Mais, nous marchons vers le danger, me dit-il, et je ne vous quitterai que lorsque vous serez en sûreté, à Adoua.

Je remerciai ce bon compagnon de ses dispositions généreuses, mais le lendemain, je le décidai à profiter du retour des guides pour rejoindre mon frère. De Moussawa il se rendit à Djeddah, puis en Égypte, où, revenu à son premier dessein, il a fini par arriver à la dignité de Pacha.

Le chef de Halaïe trouva moyen de nous extorquer quelques talaris ; et trois jours après, le Père Lazariste et moi nous arrivâmes à Adoua.

En entrant en ville, nous rencontrâmes un des missionnaires protestants, abrité sous un large parasol et surveillant la construction d’une vaste maison, presque terminée. Il nous invita à nous rafraîchir chez lui, et je lui présentai mon compagnon comme missionnaire catholique, qualité qui parut ne pas lui être agréable. Il s’étonna de nous voir arriver sans bagages ni présents pour le Prince, sans même nous être assurés d’un patronage quelconque. Toutefois il voulut bien nous indiquer une maison où nous trouvâmes à nous loger ; nous y passâmes trois jours, seuls, sans drogman, réduits à nous exprimer par signes avec quelques vieilles femmes dont nous partagions la demeure. Nous apprîmes alors à faire nous-mêmes notre pain, ce qui, avec de l’eau, formait depuis Halaïe notre seule nourriture. Mais ce dénuement eut cela de bon qu’il me permit d’apprécier les qualités aimables du Père Lazariste.

Le missionnaire allemand nous avait avoué que le Dedjadj Oubié était en froid avec sa mission, mais que son humeur ne manquerait pas de céder à un nouveau présent qu’il comptait lui faire ; il nous avait assurés que les mauvais bruits qui couraient à la côte étaient sans fondement sérieux ; que le Prince, campé à une heure de marche de la ville, ne voulait, il est vrai, recevoir la visite d’aucun Européen, mais qu’il faisait des démarches pour obtenir une audience, et que, sitôt admis, il nous en instruirait.

Deux jours après, nous vîmes, en nous promenant près de la ville, un rassemblement tumultueux autour de la maison des Allemands. Pensant que si on leur faisait violence, notre devoir était de nous trouver auprès d’eux, nous nous rendîmes armés à leur demeure, au milieu des menaces des habitants. Le chef des missionnaires nous dit d’une voix altérée :

  • Les Européens vont être chassés, si toutefois on ne nous massacre tous. Je viens d’envoyer au Prince un messager : il ne reparaît pas ; le tumulte s’accroît, et je ne sais en vérité ce que nous allons devenir.

Ses compagnons et lui nous remercièrent avec effusion de notre démarche. L’un d’eux était accompagné de sa femme, et elle était tout en larmes. Cependant, les attroupements s’étant dissipés, il fut convenu que ces messieurs nous feraient prévenir en cas d’un nouveau danger, et nous nous retirâmes.

Le surlendemain matin, deux soldats entrèrent chez nous et nous firent comprendre que nous étions mandés sur la place au nom du Dedjadj Oubié ; mais comme le Prince s’y faisait représenter par l’abbé d’une église d'Adoua, je refusai de m’y rendre. Je fis observer toutefois au Père Sapeto que sa position différait de la mienne : j’étais un simple voyageur, tandis que lui était le représentant d’une religion qu’il cherchait à propager : que ce caractère le mettait au-dessus de mes susceptibilités, et que, dût-il séparer sa cause de la mienne, le mobile élevé qui l’animait devait l’engager à le faire sans hésiter. Je lui conseillai d’éviter de dire qu’il était prêtre et surtout de ne point toucher aux points qui séparent l’Église d’Éthiopie de celle de Rome.

L’alaka ou abbé, avec tout son clergé, siégeait sur la place du marché, au milieu d’environ 600 soldats du Prince. Il était chargé de décider de l’expulsion des Européens dont les croyances religieuses lui paraîtraient porter atteinte à celles du pays. L’interrogatoire du Père Sapeto eut lieu au moyen d’un drogman arabe ; et, par une coïncidence heureuse, les réponses que je lui avais conseillées s’adaptèrent aux questions qu’on lui fit. En terminant, on lui demanda le nom de son compagnon.

Il se nomme Michaël.

Et toi ?

Youssef.

Deux noms de bon augure, dit l’abbé : ces noms seuls prouvent que vous appartenez à une autre race que celle des Européens qui sont en ville, et dont les noms sont anti-chrétiens comme leurs croyances et leurs mœurs. Allez ; le Prince décidera relativement à vous. Nous n’avons affaire qu’avec ceux qui insultent notre Foi.

Le Père Sapeto revint et se jetant à mon cou :

— Dieu vous a inspiré, me dit-il ; nous sommes sauvés ; toutes mes réponses ont été acclamées !

Et toi ?

Youssef.

Deux noms de bon augure, dit l’abbé : ces noms seuls prouvent que vous appartenez à une autre race que celle des Européens qui sont en ville, et dont les noms sont anti-chrétiens comme leurs croyances et leurs mœurs. Allez ; le Prince décidera relativement à vous. Nous n’avons affaire qu’avec ceux qui insultent notre Foi.

Le Père Sapeto revint et se jetant à mon cou :

Dieu vous a inspiré, me dit-il ; nous sommes sauvés ; toutes mes réponses ont été acclamées !Mais ce qu’il ne me dit pas, c’est qu’il était jeune, confiant, de façons séduisantes, et que, lorsqu’on doit réussir, tout, jusqu’à l’imprudence semble y concourir.

Les missionnaires allemands comparurent à leur tour : leurs réponses furent, à ce qu’il paraît, d’une acrimonie déplacée : l’un de ces messieurs injuria le culte des Éthiopiens pour la Sainte Vierge et les traita d’idolâtres. L’exaspération de l’assemblée fut à son comble : l’abbé dut contenir les soldats, qui voulaient châtier sur l’heure les détracteurs de leur foi, et il congédia les missionnaires allemands, leur enjoignant de quitter le pays dans les vingt-quatre heures.

Nous nous rendîmes chez ces messieurs. Ils redoutaient surtout le moment de leur sortie de la ville ; nous leur promîmes de les accompagner durant la première journée de route, dussions-nous, par cette démarche, provoquer contre nous-mêmes l’expulsion qui les frappait. Ils obtinrent un sursis de quarante-huit heures pour faire leurs préparatifs de départ. Comptant sur un établissement durable, ils s’étaient munis d’approvisionnements en tous genres : une bibliothèque, des caisses d’armes, d’outils et de poudre, quantité de choses pour présents, des vins, de la bière, des liqueurs, des conserves alimentaires, une batterie de cuisine : autant d’embarras dans un pays où tout se transporte à dos d’homme ou à dos de mulet. Jamais, disait-on, il n’était sorti d'Adoua une caravane aussi nombreuse que celle qu’allait former la suite des missionnaires. La ville, ordinairement si tranquille, fut mise en émoi par les rassemblements bruyants des porteurs et des muletiers qui, profitant de l’occasion, exigèrent un salaire plus que double. Le prince envoya des soldats pour protéger le départ ; néanmoins nous accompagnâmes ces messieurs assez loin d’Adoua.

Comme nous l’avons dit déjà, ils avaient été bien reçus d’abord en Tigraïe. Un de leurs compatriotes, M. Samuel Gobat, aujourd’hui évêque protestant en Orient, les avait précédés en Éthiopie, où il avait voyagé en se conformant modestement aux usages du pays et en laissant adroitement dans l’ombre son caractère de pasteur protestant. Le rapport qu’il fit à ses supérieurs motiva l’envoi de ses successeurs ; mais ceux-ci, moins heureusement inspirés, ne tardèrent pas à se rendre hostiles ceux des indigènes qui ne tiraient d’eux aucun profit. Trompés par des complaisants intéressés, ils firent venir à grands frais l’attirail volumineux du bien-être d’Europe, sans s’apercevoir que la supériorité matérielle qu’ils affichaient ainsi humiliait les habitants d’un pays pauvre, mais fier. Leur conduite hautaine et irréfléchie faisait dire aux Éthiopiens : « L’esprit de ces étrangers est troublé par l’excès du bien-être. » Le clergé les vit d’abord avec indifférence ; mais, blessé par leurs critiques immodérées, il se ligua bientôt contre eux. À mesure que leur disgrâce approchait, la rapacité des courtisans du prince s’accrut ; les missionnaires voulant la contenir, ne surent qu’aigrir davantage les esprits ; un des deux généraux d’avant-garde, qu’ils offensèrent jusqu’à lui refuser leur porte, monta immédiatement à cheval, se rendit auprès de son maître, et, se disant l’écho de la voix publique, exposa énergiquement, avec les torts réels qu’on pouvait reprocher à ces étrangers, des griefs imaginaires, et le prince décida l’expulsion des Européens. Quelque despotique que soit un pouvoir, il tient à l’approbation de ses subordonnés, et, si elle lui échappe, il fait tout pour en avoir au moins l’apparence. Le prince et les courtisans firent valoir que les principes de la religion protestante étaient subversifs de la foi nationale ; l’esprit public s’émut alors, appuya les imputations les plus absurdes, et les mesures rigoureuses reçurent la sanction de tous.

Les habitants d'Adoua nous regardaient d’assez bon œil, mais j’étais inquiet de ne pouvoir être admis chez le Dedjadj Oubié. Mes démarches aboutirent enfin. Je me procurai un drogman parlant arabe et amarigna, et je me rendis au camp.

Comblé de présents par les Allemands, le prince n’avait rien à attendre de voyageurs sans bagages et pauvres en apparence ; néanmoins, par l’effet d’un caprice peut-être, il me reçut poliment, et me demanda ce que je venais faire dans son pays.

Je viens, dis-je, respirer l’air de vos montagnes, boire l’eau de vos sources et chercher à contracter des amitiés parmi vous.

Et que viennent faire tes compagnons, celui resté à Adoua et ceux que tu as laissés à Moussawa ?

Un de nos compagnons, lui dis-je, m’a quitté à Halaïe pour s’en retourner au-delà de la mer ; mon frère étudie les airs, les eaux, et les étoiles ; il est à Moussawa avec un domestique français et tous nos bagages, attendant votre agrément pour entrer dans votre pays ; quant à mon compagnon d'Adoua, il est venu comme moi pour fraterniser avec vos sujets. Si vous le trouvez bon, je vais retourner à Moussawa pour annoncer à mon frère votre accueil bienveillant, et l’amener devant vous.

Vis en sécurité, me dit le prince, après m’avoir considéré quelques instants ; j’accueille volontiers les étrangers, pourvu qu’ils ne tentent pas d’altérer la loi et les coutumes de nos pères.

Et il me promit, en me congédiant, de donner des ordres pour faire protéger notre caravane dès qu’elle serait sur son territoire.

Je fus d’autant plus satisfait de cette première visite au prince, qu’il avait résolu, à ce qu’il paraît, de ne plus permettre à aucun Européen de séjourner dans le Tigraïe. L’officier allemand et le naturaliste ne tardèrent pas, en effet, à recevoir l’ordre de quitter le pays ; à force d’instances, ce dernier obtint un sursis ; il abjura ensuite le protestantisme, pour adopter la croyance eutychienne, et il vit encore dans le pays, où il s’est marié.

  • Je laissai le Père Sapeto à Adoua, et en trois jours, j’arrivai à Halaïe, où je fus rejoint par mon frère.

Le transport des marchandises et bagages se fait à dos de chameau dans le pays bas et plat qui s’étend depuis Moussawa jusqu’au pied du plateau où est situé Halaïe ; à partir de ce point, l’escarpement des rampes rendant les services du chameau impossibles, on emploie des porteurs ou des bœufs. Dans le Tigraïe et dans tout le haut pays les transports se font à dos d’homme, à dos de mule ou à dos d’âne, et l’usage du chameau est inconnu. Nous n’avançâmes désormais qu’en relevant la route à la boussole ; mon frère se chargeait de ce soin durant la matinée, et moi pendant l’après-midi ; celui qui faisait ce travail suivait la caravane à pied. Nous ne pouvions aller qu’à petites journées, car nos porteurs souffraient de la chaleur : la saison d’hiver régnait à Moussawa, mais depuis Halaïe, nous étions en plein été. Il pleut très-rarement à Moussawa et dans les environs peu élevés au-dessus du niveau de la mer, si ce n’est dans les mois correspondants à l’hiver de France ; s’il ne pleut pas en janvier et en février, le temps est ordinairement couvert, ce qui tempère les ardeurs du soleil ; d’ailleurs, lors même que le ciel est sans nuages, il fait bien moins chaud, car à cette époque le soleil est plus loin du zénith, et le vent frais du nord prédomine sur toute l’étendue de la mer Rouge. Dès que le terrain s’élève à environ 1,800 mètres (et la chaîne qui supporte Halaïe a une élévation bien plus grande), l’ordre des saisons est brusquement interverti ; en d’autres termes, dès qu’on atteint ce premier plateau de l’Éthiopie, les mois de décembre, janvier et février sont les plus chauds de l’année, tandis que ceux de juin, juillet et août amènent des pluies, qui deviennent plus abondantes et moins incertaines à mesure qu’on s’éloigne du littoral de la mer. Entre les tropiques, où il fait toujours chaud, on donne le nom d’hiver à la saison des pluies. Il résulte de cet antagonisme des saisons, que le voyageur peut quitter Moussawa, qu’il laisse en plein hiver, pour atteindre, au besoin, en 24 heures, le plateau de Halaïe, où il se trouve en plein été ; et à mesure qu’il suit les vallées qui relient les hautes plaines aux basses terres, les plantes et les arbustes décèlent, par leur variété, leur abondance et aussi, par l’intensité plus ou moins grande de leur verdure, le passage graduel d’un régime de pluies à un autre.

En outre de nos bagages, nous avions à transporter la nourriture de nos gens, au nombre d’une trentaine. Cette nourriture consiste en farine ; la ration ordinaire, pour les deux repas de chaque jour, est d’environ deux jointées par homme ; chaque homme fournit le sel et fait son pain : il prépare la pâte, la façonne en forme de boule creuse, et, avant de la mettre cuire sur la braise, introduit dans l’intérieur une pierre préalablement rougie au feu.

Le 29 mars 1838, nous arrivâmes dans un district nommé Igr-Zabo, et nous fîmes halte près d’une source qui jaillit au pied de grands rochers. Depuis Halaïe, nous étions sur le territoire du Dedjadj Kassa, fils du Dedjadj Sabagadis, prince célèbre en Éthiopie, et ancien allié de l’Angleterre. Le Dedjadj Oubié avait épousé la sœur de Kassa, mais ces princes n’entretenaient que des rapports équivoques qui devaient les conduire à une rupture violente. Le lieu de séjour habituel du Dedjadj Kassa était à deux journées, au sud, de notre route, mais nous savions que le Dedjadj Oubié concevrait de la jalousie si nous faisions des présents ou même une visite à son beau-frère.

Le district d’Igr-Zabo appartenait en fief à un des principaux vassaux du Dedjadj Kassa, nommé Gabraïe. Ce chef envoya un soldat pour réclamer de nous un droit de passage sur ses terres.

En Éthiopie, les douanes sont établies dans les centres de population ; le prince les afferme annuellement ; mais en outre, et dans le Tigraïe surtout, certains districts, en vertu d’anciens privilèges, perçoivent des droits de passage pour leur propre compte. Les péagers guettent nuit et jour et arrêtent les passants, afin de s’assurer s’ils ne sont pas trafiquants, car l’usage veut que ces derniers seuls soient imposés. Les droits ne sont nulle part fixés par un tarif, et varient selon l’adresse des intéressés. Dans la langue du pays, ces postes se nomment portes. Malheureusement pour nous, les voyageurs européens, et surtout les Allemands, avaient consenti a payer ces droits, quoi-qu’aucun d’eux n’eût voyagé pour faire le commerce ; leur facilité à payer une fois connue, les péagers d’abord, et bientôt les paysans, se postaient sur leur route, et, alléguant des droits imaginaires, leur extorquaient de l’argent. J’ignorais alors, mais je pressentais qu’il ne convenait pas de nous laisser assimiler à des trafiquants, et mon instinct me guidait sûrement, car dans cette partie de l’Afrique, où tout est féodal, la considération s’accorde d’après la classe à laquelle on appartient. Les nobles et les hommes de guerre sont placés au premier rang, ensuite les hommes d’église, puis les riches cultivateurs, les propriétaires de grands troupeaux, les paysans, enfin les trafiquants, et, en dernier lieu, ceux qui exercent quelque métier manuel ; parmi les marchands, ceux qui font trafic d’esclaves sont méprisés. Je ne me suis jamais soumis, en Éthiopie, à payer un droit de douane ou de passage ; dans cette circonstance et dans celles du même genre où je me suis trouvé depuis, jusqu’au moment où, en changeant ma manière de voyager, je me suis affranchi de ces sortes d’ennuis, le seul mobile de ma résistance a été de relever la considération due à mes compatriotes. Pour arriver à ce but, j’ai dépensé bien plus de temps, d’argent et de fatigues que si j’eusse consenti à subir ces avanies, et si mes efforts et ceux de mon frère ne les ont pas fait disparaître complètement, du moins les ont-ils rendues bien plus rares. La notoriété de notre résistance a servi de précédent, et a permis à quelques voyageurs européens, venus après nous, de suivre notre exemple et d’établir ainsi nos droits.

Ayant opposé un refus motivé à l’émissaire de Gabraïe, nous voulûmes nous remettre en marche ; mais notre rusé drogman, pour se rendre agréable à Gabraïe, s’y prit si bien qu’il nous décida à passer la nuit où nous étions. On chercha à débaucher nos porteurs ; le lendemain, quatre ou cinq d’entre eux nous quittèrent ; nous perdîmes une journée à les remplacer, et notre provision de farine tirant à sa fin, il fallut encore une demi-journée pour s’en procurer ; enfin, j’ordonnai à nos gens de se mettre en route ; mais un étranger que j’avais remarqué parmi les paysans qui baguenaudaient autour de notre campement, donna un contre-ordre. Cet étranger, de haute taille et aux larges épaules, balançait d’un air important son javelot et son long sabre passé dans une ceinture d’un volume démesuré.

Je demandai à mon drogman ce qu’était cet homme.

C’est, me répondit-il d’un air contrit, le principal huissier du seigneur Blata-Gabraïe ; il est envoyé pour nous empêcher d’aller plus loin.

J’ordonnai de nouveau de brider les mules, et à cet effet, je fis passer un muletier devant moi. L’huissier s’avança sur nous, la main levée : je le mis bientôt hors d’état de nous nuire. Aussitôt apparurent une quarantaine de soldats qu’il avait postés aux alentours de notre bivouac. Soldats et paysans s’empressèrent auprès de l’huissier qui, malgré mon peu de ménagement pour sa personne, montra, quoiqu’en force désormais, la plus grande modération. Il chargea les plus âgés d’entre les paysans de nous garder jusqu’à l’arrivée de Gabraïe ; puis quelques soldats l’emmenèrent, et il ne reparut plus. Nous apprîmes dans la suite qu’il ne passait pas pour méchant homme et qu’il était renommé pour sa voracité : il pouvait consommer en un seul repas un quartier de bœuf cru, une vingtaine de pains et une cruche d’hydromel d’environ dix litres.

Paysans et soldats nous supplièrent d’attendre leur seigneur ; ils devenaient, disaient-ils, responsables de notre présence. Je m’emportai et j’affirmai que, dans ce lieu, je ne goûterais plus ni à pain ni à sel. Vers le soir, ces braves gens voyant que je prenais mon engagement au sérieux, consentirent à nous laisser continuer notre route : mais après environ une demi-heure de marche, nous les retrouvâmes arrêtés de nouveau. L’un d’eux me dit :

Maintenant tu peux prendre de la nourriture, puisque nous avons changé de campement ; nous sommes obligés, tu le sais, de vous retenir jusqu’au moment où notre maître s’entendra avec vous.

Je ne pus m’empêcher de reconnaître ce qu’il y avait de bonté dans cette concession imaginée par de simples paysans et des soldats indisciplinés.

Le lendemain, vers midi, Gabraïe, suivi de quelques soldats, vint à notre bivouac. C’était un homme d’une quarantaine d’années, maigre, avare de paroles, à l’air distingué, froid et intelligent. S’asseyant au pied d’un arbuste, il nous fit dire de lui donner trente talaris et deux bons fusils.

Nous répondîmes qu’en d’autres circonstances nous lui aurions peut-être fait un présent avec plaisir, mais que retenus injustement et comme des trafiquants qui se regimbent contre les péagers, nous étions d’autant plus décidés à refuser, que l’endroit était franc de tout droit ; qu’au surplus, il était le plus fort et pouvait prendre tout ce qu’il voudrait.

À votre aise, dit-il en souriant dédaigneusement, restez où vous êtes.

Il remonta à mule et partit pour son habitation située à sept heures de marche.

Persuadés que notre volumineux attirail de voyage nous valait cette avanie, puisque je venais de faire deux fois cette même route sans rencontrer d’obstacle, nous décidâmes de détruire nos bagages. Mon frère se réserva quelques instruments d’astronomie, et nous commençâmes à tout jeter dans les grands feux allumés pour cuire le pain de nos gens. Mais paysans, soldats, porteurs, tous se précipitèrent, arrachèrent nos bagages du feu et dispersèrent les tisons et la braise. Un des porteurs me dit ensuite :

  • Pourquoi en user ainsi ? Ces valeurs que vous cherchez à détruire ne sont-elles pas votre seule ressource dans un pays étranger ? Dieu confie les richesses à l’homme pour les utiliser et non pour les anéantir sans profit pour personne. Ne craignez-vous pas qu’il ne vous punisse d’abuser ainsi de ses dons ? Les contrariétés sont éphémères ; quelque occurrence peut vous rouvrir le chemin d'Adoua ; vous regretteriez alors d’avoir obéi à votre impatience, et nous, qui mangeons votre pain, nous regretterions de vous avoir laissés faire.

Malgré ces sages conseils, nous persistâmes dans notre dessein. Donnant aux esprits le temps de se calmer, nous fîmes entasser nos bagages dans notre tente, comme par mesure d’ordre, et j’allumai une mèche communiquant à une caisse de poudre ; mais Domingo, que j’avais chargé de voir si personne n’approchait, attira l’attention par sa frayeur ; on se rua sur la tente : en un tour de main elle fut déplantée, enlevée comme par un coup de vent, et les effets furent dispersés. Je compris enfin que je jouais le rôle d’un enfant gâté qui, pour se venger de parents trop indulgents, alarme leur sollicitude en tournant sa colère contre lui-même.

Au bout de quelques jours, la plupart de nos porteurs, considérant l’expédition comme infructueuse, désertèrent les uns après les autres. Ces porteurs sont ordinairement de petits cultivateurs qui, lorsque la récolte a été mauvaise, se louent aux trafiquants pour une somme très-modique. Leur départ soulagea d’autant plus notre bourse que, les sauterelles ayant dévasté plusieurs provinces du Tigraïe, le blé était hors de prix. Nous avions rencontré de longues files d’hommes tristes et amaigris, réduits par la famine à émigrer vers l’intérieur, avec leurs enfants, leurs femmes et leurs vieillards. Le paysan tigraïen passe pour être très-attaché au sol, peut-être parce que ses champs exigent plus de labeur que ceux du reste de l’Éthiopie ; en temps de disette, avant de se résoudre à émigrer, il épuise sa dernière ressource, il immole son dernier bœuf de labour, sa dernière chèvre, sa dernière volaille, il sustente sa famille de feuilles ou d’herbes cuites dans de l’eau, et ce n’est qu’au dernier degré de misère, qu’il se décide à abandonner son champ pour aller louer ses services dans quelque province moins éprouvée. C’était avec la plus grande difficulté que nous nous procurions la farine nécessaire, et notre infidèle drogman, surenchérissant sur la disette, nous la faisait payer vingt-et-une fois plus cher qu’en temps ordinaire. Nos provisions personnelles étant finies, nous fûmes réduits au régime de nos porteurs.

Parmi ces derniers se trouvait un nommé Habtaïe : nous ne pouvions nous comprendre que par signes, mais nous nous étions attachés l’un à l’autre, et quand porteurs et muletiers nous abandonnèrent, il resta seul auprès de nous avec le drogman et un garçon de seize ans, natif d'Adoua, nommé Samson.

Trop peu nombreux désormais pour demeurer campés la nuit, à cause des éléphants, des animaux carnassiers et des voleurs des environs, nous dûmes aller nous établir à 600 ou 800 mètres de là, dans le village de Maïe-Ouraïe. Ce village, situé sur une éminence accotée à une montagne qui s’élève perpendiculairement comme un mur, domine la longue et étroite vallée où nous avions campé et que le typhus rend inhabitable en automne et au printemps ; par bonheur l’été durait encore. En face du village, se dressent isolément dans la vallée deux gigantesques aiguilles de rocher, au pied desquelles se tient un marché hebdomadaire. À Maïe-Ouraïe, notre détention nous apparut sous des formes plus réelles ; nos bagages furent mis dans une maison dont on gardait la porte, car depuis nos deux tentatives de les détruire, on surveillait nos moindres actions. Gabraïe nous envoya dire que nous ferions bien d’en finir, pendant qu’il en avait encore envie. Mais nous persistâmes dans notre refus. Le Dedjadj Kassa passait pour être équitable et, comme son père, favorable aux Européens ; nous lui expédiâmes successivement deux messagers, mais ils ne reparurent pas ; nous gagnâmes un paysan : il partit, fut pris, maltraité et ramené chez lui. Il ne nous restait plus qu’à essayer de communiquer avec le Dedjadj Oubié, et comme nous n’avions personne à lui envoyer, il fut décidé que je tenterais moi-même l’aventure.

Les soldats de Gabraïe, fatigués sans doute de la maigre chère qu’ils faisaient chez les paysans, avaient obtenu d’être rappelés : deux ou trois d’entre eux, avec les paysans, furent jugés suffisants pour nous surveiller. En m’appliquant à attirer les enfants du village, j’avais gagné le cœur des parents, et grâce à la familiarité qui s’établit entre nous, je m’aperçus qu’ils compatissaient à notre position. Les hommes sont honnêtes au fond, et leur appui moral au moins est acquis aux victimes de l’injustice. Au moment d’une démarche hasardeuse, on est bien aise d’un pareil appui, ne fût-ce que pour se réconforter contre les possibilités d’insuccès. Le sage n’a que faire peut-être d’un tel soutien, il se suffit à lui-même ; mais je n’étais pas un sage.

Après notre frugal repas du soir, nous nous étendîmes, mon frère et moi, sur nos nattes comme d’habitude, et nous conversâmes longtemps, afin de laisser à nos gardiens le temps de désirer le sommeil. Mon frère continua à parler seul, pendant que je me glissais furtivement dehors avec Samson : en rampant avec précaution, nous pûmes sortir du village sans faire aboyer les chiens.

Samson me suivait aveuglément, car, chez les Éthiopiens, le serviteur se regarde comme le compagnon inféodé à la fortune de son maître, dont il accroît en quelque sorte la famille, et dont il doit partager l’heur et le malheur.

Nous commencions à cheminer, lorsque voyant se dessiner sur le ciel la silhouette d’un homme armé, puis d’un deuxième, nous nous remîmes à plat ventre. Plus de doute, la route était gardée. Samson me fit signe de retourner sur nos pas ; je lui répondis de la même façon qu’il pouvait le faire ; mais rapprochant ses deux index l’un contre l’autre, et les tournant dans la direction d’Adwa, il me fit comprendre par sa pantomime qu’il ne se séparerait pas de moi. Je me relevai alors en faisant résonner les batteries de mon fusil, et nous marchâmes résolument. Soit indécision de la part des factionnaires, soit tout autre motif, ils disparurent dans l’ombre, et nous passâmes.

Nous avions à traverser la plaine déserte de Tsam-a, qui court nord et sud, et qui, dans cet endroit, a environ onze milles géographiques de large ; elle est infestée de lions, de léopards et d’éléphants, et parcourue par de petites bandes de malfaiteurs cherchant à enlever des bestiaux, à tuer les bouviers attardés ou à piller quelque compagnie de hardis trafiquants qui, pour se soustraire au péage, se hasardent à voyager de nuit. Cette plaine, dont le nom signifie soif, est dépourvue d’eau et hérissée de broussailles épineuses et d’arbres peu élevés formant d’épais fourrés où les bêtes fauves se retirent le jour. De temps à autre, nous nous arrêtions pour sonder de l’oreille le silence de la nuit ; et, malgré la rapidité de notre marche, la rosée abondante, particulière aux basses terres de l’Éthiopie, glaçait nos membres. Après quelques heures de marche, nous luttions contre cette somnolence qui prend à l’avant-jour, lorsque nous arrivâmes au pied du plateau où se trouvait la frontière des États d’Oubié. Pendant que nous gravissions la montée, le panorama qui se déployait derrière nous s’éclaira : à nos pieds, une couche épaisse de vapeurs d’un blanc d’argent cachait la plaine ; on apercevait seulement les pointes des deux aiguilles de rocher, près desquelles mon frère songeait sans doute avec inquiétude aux chances de ma tentative. Au-delà, on voyait les plans heurtés et majestueux de la chaîne où se trouve le village de Halaïe, derrière lequel montait un soleil radieux. Nous nous assîmes pour jouir de ce spectacle et nous détendre un peu à la chaleur des premiers rayons. Le manteau de vapeurs qui couvrait la plaine se morcela bientôt, entra en mouvement et se fondit dans l’espace ; nous restâmes quelque temps à goûter le plaisir d’avoir échappé aux chances contraires de la nuit, car à l’issue heureuse d’une entreprise qui présente quelque danger, la vie semble reprendre une saveur plus douce. Après une montée d’environ deux heures, nous reçûmes l’hospitalité dans le village de Kaï-Bahrï, relevant du Dedjadj Oubié, et habité presque exclusivement par des musulmans, trafiquants d’esclaves.

Depuis quelques jours, je commençais à m’exprimer en arabe. Durant mon court séjour en Égypte et jusqu’à mon arrivée à Moussawa, mes oreilles s’étaient accoutumées aux sons de cette langue ; dépourvu de drogman à Halaïe, je rencontrai un Musulman qui, comme quelques-uns de ceux du Tigraïe, parlait couramment l’arabe, et, à ma grande surprise, je me trouvai tout-à-coup capable de le comprendre un peu et d’exprimer quelques idées. Dans la suite, j’ai souvent constaté chez d’autres cette espèce d’instantanéité dans l’emploi d’une langue étrangère, après un travail inconscient d’incubation préparatoire ; il est remarquable d’ailleurs combien peu de mots suffisent pour exprimer les pensées les plus usuelles.

Mon hôte m’offrit d’abord un grand hanap en corne plein de bouza que je vidai d’un trait ; puis il me servit sur une natte étendue à terre, trois pains, un hanap de lait caillé fortement assaisonné d’ail, une écuellée de miel et une autre de moutarde délayée dans du beurre fondu. Je fis honneur à ces mets et mon fidèle Samson put se rassasier à son tour. Mon hôte, qui parlait un peu l’arabe, me pria de visiter sa femme malade. À cette époque, les habitants du Tigraïe croyaient tout Européen médecin, mais depuis qu’un docteur européen a pratiqué dans leur pays, cette croyance a disparu et ils sont revenus aux recettes empiriques de leurs pères. Je ne pus rien comprendre à la maladie de mon hôtesse ; je vis seulement qu’elle était jeune et remarquablement jolie ; je déclarai son mal nerveux et je me retirai en pronostiquant une prompte guérison. Peu de jours après, j’appris qu’elle était morte.

Je fis présent à mon hôte de deux talaris ; ce présent disproportionné réveilla en lui la cupidité du trafiquant et il me dit en m’accompagnant, que le maître de la mule qu’il venait de me procurer exigeait un prix supérieur au prix convenu. Comme je savais que la mule lui appartenait, je mis aussitôt pied à terre, et le laissant tout confus de voir sa ruse éventée, je repris mon chemin, en maudissant Kaï-Bahri et son hospitalité mercantile.

À la fraîcheur matinale avait succédé une chaleur incommode : nous ne marchions plus qu’avec peine. Près du village de Maloksito, nous trouvâmes à louer une mule ; Samson n’en pouvant plus, demanda à me rejoindre le lendemain, et avant le coucher du soleil, j’entrai seul à Adoua, où je revis avec plaisir le Père Sapeto.

J’éprouvai quelque difficulté à me procurer un drogman parlant l’arabe et l’amarigna. Depuis Halaïe, en marchant vers l’intérieur, l’arabe n’est plus compris, si ce n’est par quelques trafiquants musulmans. Jusqu’à la rivière le Takkazé, le tigraïen est la langue usuelle. Le Dedjadj Oubié, originaire du Samen, situé à l’ouest du Takkazé, où l’on ne parle que l’amarigna, venait d’étendre sa domination sur une portion importante du Tigraïe, et c’était une grande cause d’irritation pour les Tigraïens d’être obligés, dans leurs rapports avec l’autorité, de se servir de l’amarigna, ou bien de parler par interprètes.

Je me rendis le lendemain au camp d’Oubié, et je fus introduit presque immédiatement. Je trouvai le prince assis sur un tapis à terre, au milieu de femmes qui lui tressaient les cheveux. Il parut prendre intérêt au récit de mon évasion de Maïe-Ouraïe et me dit qu’il me savait beaucoup de gré d’avoir mis mon espérance en lui. Il me fit apporter à déjeuner et, honneur qu’il n’accordait à personne, il me servit de ses propres mains.

Avant de me donner mon congé, il fit soulever la portière d’entrée, m’indiqua deux hommes à cheval sur la place et me dit :

Voilà les messagers que j’envoie au Dedjadj Kassa, pour le prier de faire escorter ta caravane jusqu’à ma frontière.

Je lui demandai la permission d’aller annoncer moi-même cette bonne nouvelle à mon frère, et présumant que ce dernier trouverait difficilement des porteurs, j’en engageai une trentaine en rentrant à Adoua, et sur-le-champ je partis avec eux pour Maïe-Ouraïe.

De son côté, mon frère avait travaillé aussi à sa délivrance : il avait fait offrir dix talaris à Gabraïe, qui les accepta, tout en persistant à réclamer les deux fusils et le complément de la somme dont il prétendait nous imposer. Mon frère imagina alors d’ébranler l’obéissance qu’on avait eue jusque-là pour les ordres de Gabraïe, en faisant naître chez les paysans la crainte de déplaire au Dedjadj Kassa lui-même : il leur représenta qu’en l’empêchant de se rendre auprès de leur suzerain, ils le privaient d’un de nos trois beaux fusils de rempart que nous lui destinions. Les paysans, après délibération, le laissèrent partir sous bonne escorte. Enchanté du fusil de rempart, le Dedjadj Kassa fit à mon frère une excellente réception ; il manda Gabraïe, le réprimanda et lui fit restituer les dix talaris ; mon frère les fit donner immédiatement à l’église du lieu. On servit un repas, et tout allait pour le mieux, lorsqu’un des principaux seigneurs de la cour, mû par une curiosité indiscrète, s’avisa de toucher à la barbe naissante de mon frère ; celui-ci répondit par un soufflet. Heureusement, le Dedjadj Kassa apaisa l’émotion de ses gens, fit faire des excuses à mon frère et lui dit que la privauté dont il s’était offensé était sans conséquence ; puis, après l’avoir comblé de prévenances, il le renvoya, avec un soldat chargé de l’accompagner et de faire transporter ses bagages par corvées, de village en village, jusqu’à la frontière du Dedjadj Oubié. Mon frère retourna à Maïe-Ouraïe d’où il se mit en route pour Adoua, et je le rejoignis avec mes trente porteurs, d’autant plus à propos qu’il n’avançait qu’avec la plus grande peine, à cause de la difficulté, qui se renouvelait à chaque village, de réunir les paysans de corvée.

Deux jours après nous entrâmes enfin à Adoua. La route de Halaïe à Adoua se fait ordinairement en trois jours ; nous y avions mis presque un mois ; mais notre fermeté à résister à une demande injuste avait eu du retentissement et commençait déjà à nous valoir les égards dont nous avons joui depuis dans nos voyages.

Comme il convenait d’annoncer sans retard au prince notre heureuse arrivée, je me rendis dès le lendemain chez lui. Il était campé à quelques kilomètres d'Adoua sur une colline ; l’armée campait autour, sur des terrains nus, accidentés, mais à proximité de sources et de bons pâturages ; les principaux feudataires étant dispersés dans leurs seigneuries, il n’y avait guère là plus de 10,000 hommes. Le camp était composé de plusieurs enclos circulaires et contigus formés par des huttes rondes et revêtues de chaume ; au milieu de chaque enclos composé de 60 à 400 huttes, s’élevaient de une à six tentes pour les chefs. Au centre d’un de ces enclos formé d’environ 200 huttes habitées par les gens de service, se trouvait l’établissement personnel du Dedjadj Oubié. Cet établissement consistait en trois tentes dressées de front ; sur leur droite un vaste hangar construit en ramée, et, derrière, deux huttes spacieuses. Les tentes lui servaient de chapelle, de salle d’audience et d’antichambre ; le hangar, de salle de festin ou de grande réception ; il passait la nuit dans une des huttes ; l’autre, un peu à l’écart, gardée par des eunuques, était réservée à ses femmes. L’enclos n’avait qu’une seule entrée, en face des tentes. On ne voyait aux abords du camp ni postes, ni sentinelles, ni aucun indice de ces précautions habituelles à la vie militaire d’Europe.

Malgré un bourdonnement continu qui s’élevait de tous les quartiers, on sentait que la vie du camp était concentrée devant les tentes du prince, où plusieurs groupes de notables s’entretenaient d’un air circonspect. Un huissier, les épaules nues et une verge à la main, se tenait debout à la porte du hangar, ce qui dénotait que le prince s’y trouvait.

Je voulus entrer, mais l’huissier me barra le passage, en m’appuyant à deux mains sa verge sur la poitrine. Je le repoussai brutalement et il alla tomber contre un des poteaux de la porte. Mon interprète s’enfuit effaré, et tous les yeux se portèrent sur moi, pendant que l’huissier entrait en gesticulant chez le prince. Je compris, à l’ébahissement dont j’étais l’objet, que ma vivacité avait une portée sérieuse, et j’allai m’asseoir à l’écart sur une pierre. Bientôt un page sortant du hangar me fit signe d’approcher : mon drogman ne se décida qu’avec peine à me suivre et nous fûmes introduits.

Le prince, à demi étendu sur une couche élevée, présidait une réunion d’environ soixante hommes, assis par terre et vêtus de la toge blanche et du turban blanc particulier aux ecclésiastiques ; son sabre, sa javeline et son bouclier orné de bosselures en vermeil étaient accrochés derrière lui ; une quinzaine d’hommes, à la mâle tournure et à la chevelure tressée, se tenaient debout autour de sa couche, immobiles et respectueux. À l’autre bout du hangar, deux beaux chevaux gris pommelé étaient attachés à des piquets devant un monceau d’herbe fraîche qu’ils éparpillaient d’une lèvre repue. Après m’avoir considéré un instant, le prince me donna le bonjour, me fit signe de m’asseoir, et l’assemblée parut reprendre le cours d’une délibération. Pendant une grande heure, je dus me borner à observer ; mon drogman, à qui je manifestais mon impatience, me faisait des gestes suppliants pour m’engager à attendre. Au centre de l’assemblée, deux personnages d’un âge avancé consultaient par moments un manuscrit in-folio ; les assistants se levaient chacun à leur tour, semblaient émettre des considérant terminés par un avis et se rasseyaient, le silence reprenait, interrompu seulement par le bruit argentin des sonnailles des chevaux ou par la voix grêle et sèche d’Oubié.

Enfin, un vieillard se leva ; et l’intérêt général parut s’accroître ; il adressa quelques paroles au prince ; ce dernier, promenant lentement ses regards sur tous, dit un seul mot, qui sembla causer une émotion pénible ; le grand livre fut emporté ; l’assemblée s’écoula silencieusement et fut accueillie au dehors par une sourde rumeur. Je restai seul en face du prince, avec mon drogman et les soldats qui entouraient sa couche. Sur son invitation, je m’approchai, et le remerciai d’avoir facilité mon arrivée et celle de mon frère, dont j’excusai l’absence en alléguant sa fatigue. Le prince était très-grave ; il me congédia presque aussitôt, en me disant qu’il me ferait savoir le jour où je devrais lui présenter mon frère et le Père Sapeto.

À peine sorti, mon drogman poussa de gros soupirs comme un homme longtemps oppressé, et me dit :

Étonnant ! étonnant ! j’en suis encore abasourdi ! Avoir des yeux, des oreilles, des sens au complet, et n’en pas faire usage ! Nos pères l’ont bien dit : Évite de prendre pour compagnon l’homme colère. Vous autres, Francs, vous êtes toujours bouillants. Jolie matinée que tu m’as faite là ! Je l’ai échappé belle. Tu appelles donc à plaisir les catastrophes ? Frapper un huissier, là, devant tout le monde, pour nous faire hacher sur place ! Mais, apprends, jeune imberbe, que celui qui voyage doit savoir dévorer un affront, s’il veut rentrer chez lui à la fin du jour. Est-il nécessaire de parler la langue des gens pour se rendre compte de ce qui se passe ? Je vais t’expliquer, moi, ce que tu n’as pas su comprendre :

Un chef important a voulu, ces jours derniers, entrer chez le prince : arrêté comme toi par l’huissier, comme toi il a osé lever sur lui la main ; et aujourd’hui, à cette même place où vous avez l’un et l’autre commis le même méfait, on a tenu conseil, on a consulté le livre de la Loi, et malgré la bravoure, le rang et la nombreuse parenté de l’accusé, là, sous tes yeux, on vient de le condamner à avoir la main coupée. L’exécution a eu lieu pendant que tu parlais au prince. Tu peux bien rendre grâce à la tolérance de ces barbares, qui n’ont voulu voir en toi que jeunesse et ignorance. Ils sont, en vérité, parfois meilleurs que nous tous.

Je l’apaisai en lui avouant ma légèreté, et nous rentrâmes à Adoua les meilleurs amis du monde.

Ce brave homme, âgé d’une soixantaine d’années, était natif de Bagdad, mais Arménien de nation. Me sachant en peine d’un drogman, il s’était obligeamment offert à m’accompagner chez le prince. Il parlait l’arménien, le turc, l’arabe, le persan, le skipitare, le grec et un peu l’amarigna et le tigraïen. Il avait parcouru, comme trafiquant, la Perse, la Circassie, la Turquie, l’Inde, les pays turkomans, toute l’Asie mineure, une partie de l’Arabie, et s’était enrichi et ruiné plusieurs fois. Venu par le Soudan en Éthiopie pour y chercher de l’or et des esclaves, il aperçut dans une caravane, en entrant à Gondar, une jeune sidama, s’en éprit sur-le-champ et dépensa, pour l’acheter, une partie de ses maigres ressources ; le reste subvint aux dépenses de la lune de miel : il s’endetta même. Espérant obtenir quelque secours d’un orfèvre arménien établi à Adoua, il laissa l’esclave à Gondar en nantissement chez son hôte et partit. Son coreligionnaire l’accueillit et s’habitua tellement à lui, que moitié avarice, moitié sympathie, il ne voulut plus s’en séparer. La nourriture d’un homme coûte si peu dans le pays, et cet aventurier du négoce était si bavard, si plein d’humour et si fécond en anecdotes, qu’il était naturel de le retenir quand on le pouvait. À Adoua, il oublia ses rêves de fortune, et pendant six années, il regretta son esclave, qu’il parvint enfin à dégager des mains de son hôte de Gondar. Il est mort depuis, sur une barque qui le conduisait à Djeddah, où il projetait un dernier trafic.

Nous savions que le Dedjadj Oubié avait conçu de la jalousie au sujet du fusil de rempart donné par mon frère à son rival Kassa. Ces fusils se chargeaient par la culasse : nouveauté merveilleuse pour le pays. Nous savions également qu’il avait refusé aux missionnaires allemands la permission d’aller à Gondar, ville située dans les États de son suzerain nominal, le Ras-Aly, et comme nous désirions nous y rendre au plus tôt, nous jugeâmes prudent, pour ne point provoquer de nouveau sa jalousie, de lui faire présent, avec d’autres objets, des deux fusils de rempart qui nous restaient. Je me rendis donc à son camp, avec mon frère et le Père Sapeto, que je lui présentai. Il fut enchanté des fusils. Je les tirai en sa présence, en prenant pour but un groupe d’arbres tellement éloigné, que les assistants ne purent voir la poussière soulevée par les balles ; à chaque coup ils regardaient, bouche béante, le Prince, comme pour savoir s’il n’y avait pas quelque tour d’escamotage de ma part ; par politesse, on eut l’air d’ajouter foi à la portée que j’annonçais ; mais le lendemain, un paysan étant venu montrer au prince des balles d’un calibre inusité, lancées, croyait-il, par quelque lutin, car il n’avait entendu aucune détonation, on reconnut mes projectiles, et le bruit se répandit que nous avions donné au Dedjazmatch des armes qui portaient sûrement la mort à une demi-journée de route. Le prince en conçut pour nous une amitié particulière, et envoya nous demander à plusieurs reprises en quoi il pourrait nous être agréable. Afin de mieux tenir en haleine ses bonnes dispositions, nous nous gardâmes d’en user ; mais, ayant fait en secret nos préparatifs, environ un mois après, nous nous présentâmes chez lui, suivis de nos bagages, et, comme si nous n’avions pas douté de son consentement, nous lui annonçâmes que nous allions à Gondar. Pris ainsi à l’improviste et embarrassé par notre assurance, il nous permit, bien malgré lui, de continuer notre route ; il nous donna même un soldat pour nous escorter jusqu’aux frontières de ses États, qui s’étendaient jusqu’à une heure de marche de la ville de Gondar. Personne, dans Adoua, n’avait cru à la possibilité de notre voyage à Gondar ; car Oubié passait pour le moins affable des princes éthiopiens envers les étrangers, quoiqu’il tirât vanité de leur présence dans son pays, surtout quand ils exerçaient quelque art manuel ou se trouvaient à même de lui faire des présents. En le quittant, nous lui recommandâmes le Père Sapeto et il nous promit de lui accorder une protection spéciale.

Ayant réussi à introduire et à établir dans le Tigraïe un prêtre catholique, malgré les anciennes et sanguinaires prohibitions, il avait semblé que, pour confirmer ce premier avantage, le Père Sapeto ne pouvait mieux faire que de rester dans cette province, où il serait à portée de communiquer facilement avec l’Europe par Moussawa, de recevoir des secours, et d’accueillir d’autres missionnaires, si la Propagande décidait de donner suite à une mission commencée d’une façon si inespérée. Il fut convenu qu’avant d’exercer son ministère, ou de chercher à ramener les schismatiques, il s’adonnerait à l’étude de l’amarigna et du guez ou langue sacrée, tout en s’appliquant à se concilier le bon vouloir des habitants. Nous partageâmes nos ressources avec cet agréable compagnon, et nous le quittâmes à regret ; dès lors, notre route se bifurqua pour toujours. Quelques mois après, mon frère arrivait à Rome, et la Congrégation des Lazaristes, autorisée par la Propagande, adjoignait d’autres missionnaires au Père Sapeto, pour continuer la mission en Tigraïe et en pays Amhara.

La journée était avancée lorsque nous quittâmes le camp du Prince. Ayant reconnu les inconvénients de nombreux bagages, nous les avions réduits à ce que nous pensions être le strict nécessaire ; nous avions fait présent de nos deux tentes, et à l’exception des instruments d’astronomie de mon frère, tout était renfermé dans des outres de peau de chèvre, plus commodes à transporter et attirant moins l’attention que les malles ou les coffres. Nous n’avions plus que vingt suivants environ, tant porteurs que serviteurs. Le soldat d’Oubié nous faisait héberger chaque soir ; à cet effet, il nous précédait de quelques centaines de mètres et s’enquérait auprès des paysans occupés aux champs, du nom du chef de la localité. Parfois, ceux-ci, devinant ses intentions, tiraient du pied ; il les poursuivait, atteignait les moins lestes, et l’on riait de part et d’autre ; mais ces débuts nous pronostiquaient ordinairement maigre chère. Nos porteurs déposaient leur charge sur le chango ou place du village : c’est le forum éthiopien, le lieu où se discutent les intérêts publics et privés ; villes, bourgs, villages, les plus petits hameaux ont le leur. Notre soldat parcourait le village, annonçant à haute voix sa mission, puis, revenait s’accroupir auprès de nous, et quelquefois nous attendions longtemps que les habitants vinssent négocier. En tout pays, le laboureur est avare et madré ; de plus, celui d’Éthiopie est particulièrement loquace. Un à un, ces braves gens s’assemblaient, discutaient d’abord avec le soldat d’Oubié, et s’entre-querellaient pour la répartition de nos gens, quelquefois endormis de fatigue ; on les réveillait, on réunissait les bagages dans la maison qui nous était destinée, et chacun suivait le paysan chargé de l’héberger pour la nuit. Le Dedjadj Oubié avait recommandé de nous faire donner chaque soir un mouton ; on nous servait du reste, six ou huit portions, tant en pain qu’en mets préparés ; car, en Éthiopie, on mange toujours avec quelques-uns de ses serviteurs. D’ailleurs, il est d’usage de fournir le voyageur assez abondamment pour que, sur son repas du soir, il puisse réserver son déjeuner du lendemain. Entre Adoua et Gondar, une seule fois, les habitants refusèrent de nous recevoir, leur chef s’étant offensé d’une expression échappée à notre soldat ; il nous fallut presque recourir à la violence pour qu’on nous permît d’entrer dans un parc de moutons pour nous y abriter contre les hyènes. La coutume est en pareil cas, d’intenter une action en dommages et intérêts, qui varient selon l’importance du voyageur. Quant à nous, malgré le vif désir de notre guide, nous ne voulûmes faire aucune plainte.

Nous arrivâmes à Gondar le 28 mai, sept jours après notre départ d’Adoua. Jusqu’alors Gondar n’avait été visité que par un très-petit nombre d’Européens, et cela à de longs intervalles. Cette ville, voisine des parties encore peu explorées de la haute Éthiopie, nous offrait plusieurs avantages pour nos investigations ; son marché hebdomadaire, le plus important de l’Éthiopie, y attire des caravanes de toutes les parties de l’intérieur ; aussi, avions-nous désiré d’en faire le point central de nos entreprises. En entrant en ville, nous nous fîmes conduire à la maison d’un des quatre Likaontes ou grands juges impériaux, nommé Atskou, qui passait pour aimer les étrangers et surtout les Européens.

Le Lik Atskou, qui parlait un peu l’arabe, vint nous accueillir sur le seuil de sa maison. C’était un homme d’environ soixante-dix ans, grand, d’une belle prestance, ayant le teint très-foncé et une physionomie douce et intelligente ; il insista pour nous défrayer, nous et notre monde ; et ce fut à grande peine que nous obtînmes le troisième jour de vivre désormais du nôtre. Mais il ne voulut jamais consentir à nous laisser chercher un logement ailleurs.

Vous venez de bien loin, mes pauvres enfants ; nous dit-il, et les hommes de notre ville sont si rapaces à l’égard des étrangers ! C’est à moi de vous garder tant que vous resterez à Gondar.

Nous chargeâmes le soldat d’Oubié d’un message de remerciement pour son maître, et nous le congédiâmes en lui donnant, selon l’usage, une mule et quelques talaris.

Durant notre séjour forcé dans la plaine d’Igr-Zabo, nous avions eu tout le loisir de réfléchir ; l’expérience modifiait déjà nos opinions préconçues ; la première effervescence commençait à s’apaiser, et notre voyage nous apparut sous des faces nouvelles. De Moussawa à Gondar, nous avions minutieusement relevé le pays à la boussole, mais les attractions magnétiques causées par la nature ferrugineuse du sol introduisaient dans ce travail des incertitudes dont les voyageurs feraient bien de se préoccuper davantage. Mon frère, reconnaissant d’ailleurs l’insuffisance de ses instruments, conçut l’idée de jeter les fondements d’une carte exacte du pays par la méthode qu’il appelle Géodésie expéditive, et il résolut de retourner en France pour se procurer des instruments qui n’avaient été jusque-là employés d’une manière continue par aucun voyageur en pays inconnus. On sait, en effet, que la plupart des cartes de ces pays sont rédigées tant bien que mal au moyen de journées de route, malaisées à bien estimer et corrigées, le plus souvent au hasard, par des observations astronomiques trop rares et qu’il est impossible de contrôler. D’autre part, des marchands d’esclaves venus de l’Afrique centrale nous ayant assuré qu’en Innarya coulait un fleuve large comme le fleuve Bleu et dont les eaux se déversaient dans le bassin de l’Égypte, il fut convenu que durant l’absence de mon frère, j’irais au moins jusqu’à Saka, capitale de l’Innarya ; et pour mieux utiliser mon voyage, je m’exerçai sous sa direction à faire les observations d’astronomie nécessaires pour déterminer la position d’un lieu, ainsi que les observations météorologiques à continuer jusqu’à son retour. Nous étions au mois de juin ; on entrait dans la saison des pluies hivernales ; les chemins sont alors impraticables, les lits desséchés des ruisseaux, des torrents et des rivières s’emplissent et deviennent souvent autant d’obstacles dangereux ; d’ailleurs, le Takkazé, qui sépare le pays de Tigraïe de celui de l’Amhara est infranchissable pendant sa crue, qui dure depuis le milieu du mois de Sénié, correspondant aux derniers jours de notre mois de juin, jusqu’au milieu du mois de Meuskeurrum, correspondant aux derniers jours de notre mois de septembre. Pendant la crue, les communications entre le Tigraïe et l’Amhara ne sont entretenues qu’à de longs intervalles par quelques messagers, excellents nageurs, qui malgré leur expérience, sont souvent entraînés par les crocodiles ou emportés par les eaux. La dernière caravane de la saison quitte Gondar pour Moussawa, de façon à arriver au Takkazé au plus tard le 19 juin ; il ne me restait donc que quelques jours à jouir de la compagnie de mon frère.

Le Lik Atskou nous présenta à l’Atsé ou empereur ; il nous présenta également à l’Itchagué ou chef de tout le clergé régulier de l’ancien Empire, ainsi qu’à quelques notables de Gondar.

Depuis quelque temps, le vice-roi d’Égypte, Méhémet-Ali, s’étant épris de l’idée de conquérir des mines d’or, ses pachas gouverneurs du Sennaar et des provinces environnantes, s’évertuaient à faire des expéditions contre les peuplades voisines. Ils ne découvraient pas de mines, mais ils se procuraient de l’or en ramenant des milliers de prisonniers qu’ils vendaient comme esclaves ou qu’ils incorporaient dans leurs régiments. Une de ces expéditions, dirigée contre la riche province de Dambya, voisine de Gondar, fut repoussée par le Dedjadj Conefo, gouverneur de ce pays au nom du Ras-Ali. Les Égyptiens, dit-on, perdirent dans la bataille 700 hommes de troupe régulière et un plus grand nombre d’irréguliers. Méhémet-Ali comptait venger cet échec, et, à l’époque de notre entrée dans le pays, il se formait au Sennaar un nouveau corps expéditionnaire qui devait s’emparer de Gondar. Les princes de l’Éthiopie chrétienne auraient aisément pu repousser l’invasion ; mais la désunion était parmi eux, et les populations achevaient de se décourager aux bruits avant-coureurs des ennemis et de leurs engins de guerre dont on exagérait les effets redoutables. À Gondar et dans les provinces, on ne s’entretenait que de ces choses, ce qui contribua à donner du retentissement à notre arrivée dans la capitale. L’Atsé, l’Itchagué, les notables, apprenant que mon frère retournait en France, décidèrent, en assemblée, d’en profiter pour faire un appel aux puissances chrétiennes de l’Europe. En conséquence, ils lui donnèrent deux lettres écrites au nom de la nation, l’une pour le roi de France, l’autre pour la reine d’Angleterre, et le supplièrent de ne rien négliger pour accomplir promptement sa mission, de laquelle dépendait, disaient-ils, le salut des chrétiens d’Éthiopie.

Avant de nous séparer, nous convînmes, mon frère et moi, de nous rejoindre, à un an de là, dans l’île de Moussawa ; et il partit pour le Tigraïe avec une petite caravane, la dernière de la saison.

Dans mon inexpérience, douze mois me paraissaient plus que suffisants pour aller planter un guidon aux couleurs françaises sur un des pics des montagnes de la Lune, ou du moins pour atteindre aux régions où l’on place ordinairement ces montagnes ; mais je comptais sans les obstacles que le voyageur rencontre dans cette partie de l’Afrique.

Il n’a pas, il est vrai, à affronter ces vastes déserts qui, dans d’autres régions de ce continent, forment des barrières si pénibles à franchir ; les pays qu’il traverse sont presque partout fertiles et peuplés, mais la diversité des races, des religions, des langues, des mœurs, la multiplicité des rois, des princes et des petits despotes, les intérêts, les jalousies, les haines qui divisent les populations, les épidémies accidentelles ou périodiques, sont autant d’empêchements éventuels. À chaque étape, il peut être contraint de faire séjour, ou devenir victime de cette tendance qu’ont les indigènes de retenir l’étranger pour toujours ; enfin, les races africaines habitant loin des côtes, regardent ordinairement le temps comme presque sans valeur ; elles semblent vivre de forces mortes comme d’autres races de forces mouvantes, et, dans de telles conditions, l’activité individuelle risque trop souvent de s’épuiser contre la flaccidité qui l’environne. Entre autres faits résultant d’un pareil état de choses, on rapporte qu’une caravane de trafiquants a mis deux années pour faire la route de Basso en Gojam à Saka en Innarya, route que, dans des circonstances favorables, un bon piéton fait en quatre jours, la distance en ligne droite n’étant que de 233 kilomètres.

Mon frère parti, je dus aviser à mon hivernage. Le Lik Atskou entendait me garder dans sa maison, mais elle ne désemplissait pas de visiteurs attirés par l’originalité de son esprit, son érudition célèbre dans toute l’Éthiopie et les charmes de son langage. Je ne pouvais donc y vivre assez retiré à mon gré, et je fis construire à la hâte, dans un enclos attenant à sa cour, une spacieuse cabane couverte en chaume, où je m’installai avec ma mule ; mes gens réparèrent pour eux-mêmes une hutte abandonnée appartenant à mon hôte. Domingo que mon frère avait voulu laisser auprès de moi, un drogman, deux jeunes hommes et une servante pour préparer notre nourriture, composaient alors toute ma maison.

Dès la fin de juin, les pluies me retinrent chez moi : ma visite quotidienne au Lik Atskou, une série d’observations météorologiques et des hauteurs de soleil, la lecture et quelques consultations médicales faisaient passer rapidement mes journées. Ce genre de vie confirma les habitants dans la haute opinion qu’ils s’étaient faite de mes lumières : malgré ma jeunesse, ils me tenaient pour astrologue et médecin savant ; aussi bien, je possédais quelques drogues et une belle trousse d’instruments de chirurgie. Un incident qui eut lieu avant le départ de mon frère aurait dû pourtant leur faire ouvrir les yeux sur mon compte.

Un notable de la ville était venu me supplier de secourir un de ses parents qu’il aimait tendrement, disait-il. Je me rendis auprès du malade ; il avait une descente du rectum, et je déclarai l’excision indispensable. Les parents effrayés me demandèrent l’emploi de moyens plus doux et m’objectèrent que les rebouteurs du pays étaient incapables d’une opération si délicate. Je leur dis qu’il n’y avait pas d’autres remèdes, j’offris d’opérer moi-même et j’envoyai quérir mes instruments. Mon plan était bien simple : produire un étranglement, trancher d’un coup de bistouri, cautériser avec un moxa et laisser la nature faire le reste. Ayant désigné mes aides et mis le sujet en posture, je déployai ma trousse devant l’assistance ; l’aspect de mes instruments et mon aisance impitoyable augmentèrent l’émotion causée par les cris du patient qui se réclamait déjà de tous les saints. Les parents me prièrent de surseoir à l’opération ; ― avant d’en arriver là, ils essaieraient, dirent-ils, d’une neuvaine à Saint Takla Haïmanote. ― Je m’offensai de leur manque de confiance et repliant prestement bagage, je sortis, bien aise au fond d’être affranchi d’une besogne peu agréable. De retour à notre maison, mon frère, un livre de médecine à la main, m’apprit que l’opération eût été mortelle. Cette leçon, que j’aurais pu payer d’une mort d’homme, mit un terme à mon outrecuidance chirurgicale, et dès-lors, je me bornai à donner de simples collyres, quelques remèdes peu dangereux, ou bien à conseiller des règles d’hygiène ; et j’ai fréquemment vu guérir mes clients. Quant au malade qui opéra en moi ce changement de système, j’appris qu’il avait guéri tout seul.

Le Lik Atskou, lui, tirait vanité des cures qu’il m’arrivait de faire. Ce brave homme avait reçu chez lui le peu d’Européens venus à Gondar depuis le commencement du siècle : quelques Grecs, des Arméniens ou des soldats turcs qui, à la suite de méfaits, fuyaient la justice de Méhémet-Ali ; en dernier lieu, un Allemand, ministre protestant, et un Français, MM. Samuel Gobat et Dufey, lui avaient donné de l’Europe une opinion favorable. Lorsque j’arrivai à Gondar, M. Dufey en était parti pour le Chawa depuis trois mois seulement, en promettant de revenir au printemps ; entre autres objets qu’il avait laissés en dépôt chez le Lik Atskou, se trouvait un Ovide portant le timbre du collège de Henri IV, son nom et son numéro d’ordre écrits de sa main. Le nom, le numéro et jusqu’à l’écriture me firent reconnaître dans ce voyageur un camarade de collège perdu de vue dès nos basses classes. J’inscrivis mon nom en regard du sien, comptant qu’à son retour il se réjouirait comme moi d’une reconnaissance si lointaine. Mais Dufey ne devait plus revoir Gondar ; du Chawa, il se rendit par une route inexplorée à Toudjourrah, sur le golfe d’Aden ; il passa ensuite dans l’Yémen, puis à Djeddah ; là, il fut repris par une de ces fièvres endémiques si communes dans les basses terres de l’Éthiopie. Il errait en délire dans les rues de Djeddah, où on le releva un jour sans connaissance dans le bazar. Il profita du départ d’une petite barque non pontée pour s’embarquer pour l’Égypte. En mer, les intempéries de la saison aggravèrent son mal, et, après une longue agonie, couché sur des ballots, au milieu des quolibets des matelots musulmans, il expira pendant qu’on jetait l’ancre à Kouçayr. Hissa, notre agent consulaire, réclama ses restes et les fit enterrer dans le sable brûlant de cette plage aride.

M. Dufey a ouvert pour moi cette longue liste mortuaire sur laquelle devaient prendre place, durant mes voyages, tant d’êtres chers ou intéressants.

 

  1. Les missionnaires catholiques ont été expulsés d’Éthiopie en 1629.

 

                                                                                                  CHAPITRE II

                                                                                            TYPES ET COSTUMES

 En considérant les traits et les allures de la population éthiopienne, on est porté à admettre les traditions indigènes et celles qu’on trouve éparses encore parmi les Arabes de l’Yémen et de l’Hedjaz. Selon ceux-ci, l’Éthiopie aurait reçu des immigrations d’Arabes, de Grecs et de peuples venus du côté de l’Inde ; les Éthiopiens, eux, avouent s’être incorporé quelques colonies grecques ou tout au moins venues des bords européens de la Méditerranée, et ils datent leur origine nationale de Ménilek, fils de Salomon et de la reine de Saba. Ils disent que, lorsque Ménilek quitta la Judée pour aller régner en Éthiopie, le roi, son père, prit les fils des lévites, de ses officiers et de ses notables pour en composer la maison ecclésiastique, civile et militaire de son fils, et qu’il lui adjoignit également un grand nombre des fils de ses sujets de toutes les classes. Ménilek, ayant navigué heureusement sur la mer Rouge, aurait abordé en Éthiopie et réparti sa petite armée dans le pays, lui donnant en sujétion les populations autochtones. Aujourd’hui encore, les vieilles familles éthiopiennes font remonter leur généalogie à ces colons issus d’Israël ; elles se trouvent surtout dans les deugas ou hauts pays, en Tigraïe, en Samen, en Enderta, en Damote, en Begamdir, en Lasta et dans l’Amara.

Je n’aspire point à démontrer exactement les origines de ce peuple, non plus qu’à faire son anthropographie ; mon but est de relater ses faits et ses gestes contemporains, et comme, dans le drame de la vie, il existe des corrélations étroites entre le physique de l’acteur et son rôle, je crois nécessaire de décrire l’Éthiopien tel qu’il frappe les yeux, et même de parler avec quelques détails de ses vêtements et des accessoires qu’il joint à sa personne, accessoires auxquels il communique quelque chose de sa personnalité et qui, par une réaction naturelle, ne sont peut-être pas sans influer à leur tour sur son être physique et moral.

Les Éthiopiens ont en général les traits de ce qu’on appelle communément la race caucasienne ; souvent ils représentent le type des statues des Pharaons, ou bien la physionomie de l’Arabe et quelquefois du Copte ; on trouve aussi parmi eux des hommes rappelant par leurs types et leurs allures l’Indien de Coromandel et de Malabar, des physionomies juives du plus beau modèle, des sujets accusant à divers degrés l’immixtion du sang nègre, et enfin, dans les deux provinces Agaw, un type étrange, aux yeux relevés vers les tempes.

Les Éthiopiens sont d’une stature moyenne ; leur ossature est plus légère que celle de l’Européen, leur carnation plutôt molle ; leur angle facial est ouvert comme celui des Caucasiens et leur front développé ; leurs attaches sont fines, leurs mains petites et bien faites, leurs membres inférieurs plutôt grêles. Ils ont en général le mollet placé trop haut, les genoux ou les pieds cagneux, le talon plutôt saillant, le pied charnu et plat et les jambes rarement velues ; leur denture est presque toujours irréprochable et leur musculature moins saillante que chez l’Européen ou le nègre. On trouve parmi eux très-peu d’hommes contrefaits et peu d’une grande force musculaire ; leurs formes se rapportent plutôt au type d’Apollon qu’à celui d’Hercule. Ils sont adroits, souples et gracieux dans leurs mouvements ; ils ont la démarche libre, assurée, le geste sobre, distingué, sont peu aptes aux gros travaux, mais résistent admirablement à la faim et aux fatigues de longue durée. Leur peau, d’une douceur remarquable, fournit des spécimens de toutes les nuances de coloration, depuis le teint pâle ou légèrement cuivré du Chilien de souche espagnole, jusqu’au teint noir du Berberin ou du nègre ; le teint bronze florentin est celui de la majorité. Il n’est pas rare de trouver des hommes d’une très-grande pureté de traits et des femmes d’une beauté accomplie. Ils ont plusieurs termes pour désigner les nuances de teint si diverses de leurs compatriotes et n’admirent que médiocrement le teint européen, qu’ils nomment teint rouge ; ils prisent bien davantage le teint pâle légèrement doré. Du reste, dans leur pays, sous leur ciel inondé de lumière et dans leur atmosphère sèche et diaphane, le teint de l’Européen est loin d’être préférable : il se hâle et brunit, il est vrai, mais s’injecte inégalement et devient rouge par places, tandis que celui de l’indigène reflète la lumière d’une façon douce et harmonieuse.

Les Éthiopiens vont habituellement pieds et jambes nus ; ce n’est que par exception qu’ils usent de chaussures. Quoique exposés à marcher sur les terrains les plus raboteux, les paysans et les soldats surtout mettent de l’amour-propre à ne point garantir leurs pieds. Ils regardent comme une preuve de santé et de virilité de pouvoir fouler impunément depuis le tapis moelleux des prairies, fréquentes dans les deugas ou hauts pays, jusqu’au sol calciné et brûlant des kouallas ou basses-terres, ordinairement parsemés d’épines et de cailloux anguleux ; la plante de leurs pieds acquiert une épaisseur et une élasticité étonnantes pour ceux qui n’ont pas été à même de faire l’essai toujours pénible de marcher de la sorte. Les chefs et les hommes riches, allant habituellement à mule ou à cheval, ont les pieds moins endurcis que les hommes du commun, et, soit à la chasse, où il est presque toujours indispensable d’être pieds nus, soit au combat, lorsqu’ils sont forcés de mettre pied à terre en terrain difficile, ils éprouvent fatalement quelquefois l’effet de leurs habitudes sédentaires ou efféminées. De même que les Arabes, ils croient que la plante des pieds résiste en raison de l’état de santé des organes abdominaux et surtout de l’estomac ; que l’homme chez lequel ces organes s’altèrent éprouve à la plante des pieds une impressionnabilité qui disparaît au retour de la santé. Les habitants des kouallas, exposés, à cause de la grande sécheresse du sol, à voir se fendiller la plante du pied, y remédient par des onctions grasses et mettent alors, jusqu’à guérison, des sandales ou une sandale seulement. Cette sandale consiste en deux ou trois semelles de cuir, bridées ensemble, et en lanières étroites formant un œillet pour recevoir le second doigt du pied et s’entrelaçant jusqu’à la hauteur de la cheville. Les trafiquants, les moines gyrovagues, les ecclésiastiques et les citadins se munissent ordinairement de sandales, lorsqu’ils ont à cheminer hors des villes, et souvent ils n’en chaussent qu’une à la fois, comme il est dit dans l’Énéïde. Les lépreux en portent presque toujours. Les femmes des classes inférieures semblent éprouver, moins encore que les hommes, la nécessité de la chaussure ; les indigènes prétendent que cela provient de ce que la femme marche plus près de terre, d’une façon moins accentuée et que son pied s’échauffe moins. Quant aux femmes riches, leurs habitudes sédentaires et la réclusion dans laquelle elles vivent font que leurs pieds restent délicats ; et dans la maison, elles font usage d’un véritable soulier en cuir, dont la forme est celle du calceus qu’on voit sur les monuments égyptiens et étrusques. Comme dans l’antiquité, elles abandonnent cette chaussure lorsqu’elles assistent au pleur funéraire d’un parent et lorsqu’elles prennent leurs repas. Les princes de la famille impériale, les juges de la cour suprême et quelques dignitaires ecclésiastiques portent aussi cette chaussure, mais plutôt comme marque de dignité, que par besoin réel ; de même que les femmes riches, lorsqu’ils ont à faire une marche tant soit peu longue, ils montent toujours à mule : un domestique ou un esclave porte à la main, devant eux, leurs souliers, qu’ils ne pourraient, du reste, conserver à cheval, puisque leur étrier n’est fait que pour admettre l’orteil.

Les hommes ont une culotte en étoffe légère de coton blanc, soit demi-aisée comme nos culottes du dernier siècle et descendant comme elles jusqu’à la naissance du mollet, soit collante et s’arrêtant à quatre doigts au-dessus du genou. Dans la province du Chawa, quelques parties du Wallo et du Tigraïe et dans plusieurs kouallas, on donne de l’ampleur à ce vêtement jusqu’à en supprimer quelquefois la fourche ; il a alors l’aspect d’un jupon court qui couvre des genoux à la taille où il est fixé au moyen d’une coulisse, et présente une ressemblance frappante avec le campestre, le cinctus et le semicinctium, vêtements des athlètes et des soldats représentés sur les anciens bas-reliefs grecs et romains. Ces dénominations me paraissent appliquées à des vêtements de même espèce, différant entre eux par le volume seulement. Par une corrélation singulière, dans les langues amarigna, tigrigna et galligna ou ilmorma, on désigne le cinctus par des expressions dont les racines sont analogues à celle du mot latin, et, de même que dans l’antiquité, il est surtout porté par les esclaves, les laboureurs, les chasseurs et les artisans dont le travail demande de l’activité, et, pendant leurs occupations, forme, avec une petite ceinture, leur unique vêtement. Les habitants des kouallas lui substituent un pagne ou pièce d’étoffe rectangulaire dont ils s’entourent le milieu du corps, reproduisant ainsi le vêtement qu’on voit dans les peintures étrusques et égyptiennes. Ils se servent aussi d’une pièce d’étoffe, ordinairement une petite ceinture, roulée autour de la taille, passée ensuite dans l’entre-jambe et rattachée à la ceinture. Ce vêtement paraît être le même que le subligar en usage parmi les gymnastes et athlètes de l’antiquité.

Les hommes portent une ceinture d’une étoffe semblable à celle des culottes, mais un peu plus forte ; elle est large de une à deux coudées, c’est-à-dire de 46 à 92 centimètres ; quant à sa longueur, elle varie, selon la mode, de 10 à 100 coudées, c’est-à-dire de 4 m. 60 à 46 mètres environ [1]. Les longues ceintures s’enroulant jusqu’à la hauteur du sein, forment un volume à la fois gênant et disgracieux, mais la mode éthiopienne est très-variable en ce point.

La très-grande majorité des Éthiopiens ne porte ni tunique, ni chemise : les bras et les jambes restent nus.

La langue éthiopienne a un terme générique correspondant aux termes amictus et ὲφεστρίς désignant, comme chez les anciens Romains et Grecs, tout vêtement de dessus, le substantif éthiopien étant au verbe qui a la même racine, absolument dans les mêmes rapports que les mots amictus et ὲφεστρίς, aux verbes amicire et εφεννυσθαι. Ils emploient ce substantif pour désigner la pièce la plus importante de leur costume, celle qui le caractérise et justifie l’expression de gens togata qu’ils s’appliquent avec complaisance. Leur toge, en tissu de coton blanc, comme la toge antique à trois plagula décrite par Varron, est formée de trois lés cousus ensemble composant un rectangle d’environ 4 m. 80 sur 2 m. 80 de large, et orné, aux deux bouts, d’un liteau bleu ou écarlate tissé dans l’étoffe sur une largeur de 10 à 20 centimètres, correspondant au limbe qu’on voit sur les toges des anciens Grecs des deux sexes. La qualité de leurs toges est peu variée ; la chaîne est toujours d’un fil plus fin et plus tors que celui de la trame qui ne l’est quelquefois que d’une manière inappréciable, et le tissu souple et élastique se prête admirablement aux draperies. La toge commune a un liteau très-étroit ; elle est faite d’un coton écru, mal épluché, et dans des dimensions moindres en général que celles données plus haut ; elle ne se vend qu’un talaro, et, dans quelques provinces, sert comme monnaie, et se détaille par huitièmes. Celles de qualité supérieure sont d’un coton blanc, choisi, à larges liteaux et se rapprochant ou dépassant un peu les proportions précitées ; leur prix varie entre 2 et 5 talaris ; les plus belles rappellent au toucher le moelleux du châle de cachemire. Il y a aussi la toge de cérémonie ou toge d’honneur, ordinairement d’un tissu plus léger, plus fin ; le liteau est en soie, tissé en losange ou en damier. Il y a en outre plusieurs toges différentes entre elles par leurs dimensions, depuis la toge ample de la province du Chawa et de quelques provinces occupées par les Gallas ou Ilmormas, jusqu’à la toge à deux lés faite d’une espèce de madapolam de fabrique américaine ou indigène ; cette toge, toujours portée en simple, est en usage dans plusieurs districts kouallas voisins des frontières ; les soldats la portent aussi quelquefois aux jours de combat ou de parade.

La toge à trois lés, de fabrique indigène, se porte toujours en double, ce qui la réduit à 2 m. 40 de haut sur 2 m. 80 de large ; elle s’ajuste de beaucoup de façons, mais sans agrafe, broche ni attache, et couvre ordinairement depuis le cou jusqu’aux chevilles. Malgré l’adhérence et la souplesse de son tissu, elle exige un art ou une habitude telle, qu’il est très-rare qu’un étranger parvienne à s’en vêtir convenablement, nec fluat nec strangulet, selon l’expression de Quintilien, ce qui provoque chez les indigènes un sourire de dédain.

L’Européen, en arrivant dans le pays, est frappé de la variété des costumes ; il sent que les vêtements sont à peu près les mêmes, mais il éprouve de l’embarras à discerner ce qui les différencie. Cela provient de ce qu’il arrive de pays, où la forme des vêtements plus ou moins amples est arrêtée à demeure par l’aiguille et les ciseaux, tandis qu’en Éthiopie, à l’exception de la ceinture et de la culotte, les ajustements divers sont composés de pièces d’étoffes rectangulaires, différentes de dimension seulement et offrant tous les aspects variés que permet la draperie. La confusion qui, à première vue, résulte de ces ajustements, donnerait peut-être la raison de l’embarras des antiquaires et de leur désaccord fréquent, touchant les costumes de l’antiquité grecque et romaine. Je ne sais si je m’abuse, mais mon séjour prolongé au milieu de peuples dont la manière de se vêtir offre des ressemblances frappantes avec celles des Grecs et des Romains, et l’usage que j’ai fait moi-même de leurs vêtements, me donnent à croire que beaucoup de leurs noms signifiaient, non des vêtements différents, mais différentes façons de draper le même vêtement [2].

Au besoin, les Éthiopiens font de leur toge un tapis, une courte-pointe, une tenture ou une portière, comme le rapporte, pour les Grecs, Athénée ; de même qu’Agamemnon, ils s’en servent comme de signal ; elle leur sert à recueillir l’enfant à sa naissance ; ils n’ont d’autre couverture durant leur sommeil et un pan de toge leur sert de linceul, comme il est dit dans Homère et Xénophon. Pour exprimer l’accueil le plus sincère et le plus dévoué, ils ont des expressions qui signifient étendre la toge le long du chemin sous les pas de celui qu’ils veulent honorer, rappelant ainsi les récits évangéliques de l’entrée du Sauveur dans Jérusalem. Veulent-ils courir, ils abandonnent leur toge ou l’enroulent autour du corps, comme il est rapporté dans l’Iliade. De même que chez les Romains et les Grecs, leur toge sert aux deux sexes ; la femme de Phocion portait celle de ce grand homme. Les ménages éthiopiens, même aisés, en usent de même lorsque les époux sont unis, et le refus de Xanthippe de se vêtir de la toge de son immortel époux, suffirait seul aux yeux de tout Éthiopien pour donner la mesure de son caractère acariâtre et de la désunion qui affligeait le ménage de Socrate. Comme les Romains, ils ont soin, aux jours de fête, de revêtir une toge fraîchement lavée : et lorsqu’ils ont à répondre à une accusation grave, ils comparaissent avec une toge sale et les cheveux en désordre. Enfin, la célèbre statue d’Aristide de la collection Farnèse, les personnages qu’on voit sur les vases étrusques, les bas-reliefs représentant des femmes grecques ou romaines reproduisent exactement diverses façons de se draper des Éthiopiens modernes. La statue de l’Apollon jouant de la lyre, du Musée du Louvre, rappelle en tout, depuis la pose jusqu’aux plis de la toge, quelque trouvère éthiopien jouant devant ses maîtres. La statue de Polymnie reproduit également, avec une exactitude saisissante, quelque jeune Éthiopienne de bonne maison ; de même les statues de Thalie, de la Vénus d’Arles et de Plotine. La statue d’Adorante, la toge ouverte sur la poitrine, ressemble en tout à une Éthiopienne qui aborde un ami. La toge éthiopienne à liteaux, celle qui est le plus universellement portée, ne serait peut-être que la toge-prétexte des anciens. D’après la tradition des Éthiopiens, cette toge n’était permise jadis qu’aux principaux magistrats, aux ecclésiastiques, aux hommes de marque et aux enfants de maison riche ; on sait qu’à Rome, l’usage de la toge-prétexte était à peu près le même.

Les Éthiopiens, comme nous l’avons dit plus haut, quittent leur toge pour les travaux qui exigent un grand déploiement d’activité ; ils la déposent pour combattre ou l’enroulent autour du corps, s’ils prévoient qu’ils ne reviendront pas à l’endroit où s’apprête la lutte, et ils s’encapuchonnent et s’enveloppent dans ses plis pour la nuit, après avoir ôté leurs vêtements de dessous.

Ils ont différentes façons de draper leur toge, selon qu’ils se présentent à l’église, devant un tribunal, devant un supérieur ou devant un égal, lorsqu’ils demandent justice ou parlent devant telle ou telle assemblée, lorsqu’ils se joignent à une réunion de deuil. Ils se découvrent la poitrine en partie pour répondre à un salut et manifestent, en se drapant de telle ou telle façon, le dédain, l’éveil, l’abandon de soi-même et les principaux sentiments qui agitent le cœur de l’homme. Souvent des accessoires identiques inspireront l’homme de la même façon, et sans avoir jamais entendu parler de la fin de César, plus d’un Éthiopien s’est couvert le visage d’un pan de sa toge, en mourant sous le fer d’assassins.

Je ne m’étendrai pas sur les avantages et les inconvénients d’un régime d’habillement si différent de celui qui est adopté en Europe ; ils se déduisent naturellement de cette considération que l’habillement des peuples européens est composé de pièces façonnées par les ciseaux et l’aiguille pour des portions déterminées du corps, au lieu que le vêtement des Éthiopiens consiste principalement en pièces d’étoffe rectangulaires, susceptibles de s’adapter successivement à toutes les parties du corps. Ce dernier régime vestimentaire favorise bien plus que l’autre le langage du geste, si naturel à l’homme, langage que les anciens avaient soumis à des règles et porté à la hauteur d’un art, accroissant ainsi la puissance d’expression de la pensée, que les langues humaines sont si souvent insuffisantes à rendre. Je m’arrête au seuil d’un sujet si important et si vaste, laissant aux philosophes à y porter la lumière ; et avant de reprendre mon récit, je prie de considérer que, si j’établis des rapprochements entre le vêtement éthiopien et celui des Étrusques, des Romains et des Grecs, ce n’est point pour faire montre de science et donner lieu à des scolies nouvelles, mais seulement pour contribuer à éclairer l’origine du peuple qui m’occupe, et en même temps mettre en éveil ceux qui s’adonnent à l’étude des usages antiques et qui, faute de les avoir expérimentés, comme moi, par eux-mêmes, en sont réduits à commenter les textes souvent obscurs et les représentations mortes souvent insuffisantes.

La plupart des Éthiopiens n’ont qu’une toge ; à mesure que l’aisance leur arrive, ils en ajoutent d’abord une spécialement consacrée à leurs visites à l’église, puis une plus grossière pour la nuit et une plus épaisse pour l’hiver. À la dimension et aux draperies de la toge, bien plus qu’à sa qualité, on distingue de loin l’homme d’armes du paysan, l’artisan de l’homme d’étude, l’ecclésiastique du trafiquant, le musulman du chrétien, et souvent même l’on reconnaît l’habitant de telle ou telle province.

La toge donne une physionomie magistrale aux réunions, à l’orateur, à l’homme en prière ; elle fait souvent ressembler les hommes endormis à des statues renversées, et rehausse singulièrement l’aspect qu’offre le cavalier chevauchant sur une belle monture. Elle semble moins inviter à l’égoïsme que nos vêtements ajustés formant une part strictement définie pour un seul individu. Il arrive journellement que l’Éthiopien étende un pan de sa toge sur un homme que son vêtement usé expose à la froidure, et il n’est pas rare qu’il en détache un lé pour couvrir la nudité de son semblable.

On fait usage en Éthiopie d’une pèlerine en peau préparée avec son poil. Ce vêtement de dimension très-variable est quelquefois fait de la peau d’un poulain mort-né, d’un chevreau, d’une once, d’un chat civet, d’une panthère, d’un lionceau, d’un veau, enfin de tous les animaux domestiques ou sauvages, dont le pelage est agréable à l’œil, à l’exception toutefois du chien et de l’hyène. La peau est taillée de façon à former cinq ou six bandelettes, qui tombent sur les reins et les côtés, et à ce que la peau des deux pattes de devant vienne se croiser sur la poitrine, comme dans la statuette de Cupidon-Hercule qu’on voit au Louvre. Les plus riches pèlerines sont faites en peau de mouton, doublées en soie écarlate et quelquefois rehaussées de bosselures en vermeil ; elles viennent de la frontière N. O. du Wallo et de la petite province adjacente d’Amara, où sont soigneusement élevés des moutons à longue laine. Ces moutons fournissent une toison dont les mèches atteignent jusqu’à deux coudées et plus de longueur. La toison blanche dont les mèches dépassent une coudée est regardée comme la pèlerine la plus aristocratique ; les toisons noires d’une à deux coudées de long sont plus communes et ordinairement soumises à une teinture qui embellit et égalise leur couleur. Les hommes de guerre, les cavaliers surtout, portent ce vêtement par dessus la toge pour l'assujettir ou pour se préserver du froid ; les jeunes paysans et les chevriers n’ont souvent que ce seul vêtement et le portent en exomis, de façon à figurer exactement la mastruca en usage à Carthage. Comme il a été dit plus haut, les soldats déposent leur toge pour le combat, et, quand ils ont une pèlerine, ils la gardent, mais l’adaptent en exomis, c’est-à-dire qu’ils passent en dehors leur épaule droite pour assurer la liberté de leur bras droit. En entrant dans l’église ou dans la maison d’un supérieur, quand on comparaît devant un tribunal, il est d’usage d’ôter la pèlerine et de draper sa toge à la façon respectueuse. Il en est de même pour tout vêtement surajouté à la toge, que ce vêtement soit en peau ou en tissu de laine, comme ceux que les Éthiopiens mettent par-dessus la toge en hiver, et qui correspondent au lacerna ou au laena des cavaliers romains. Suétone rapporte que les chevaliers avaient l’habitude de se lever et d’enlever leur lacerne lorsque l’empereur Claudius entrait au théâtre ; les Éthiopiens manifestent de la même façon leur respect à l’arrivée d’un haut personnage.

Lorsqu’ils veulent caractériser un peuple étranger, ils usent de locutions analogues aux locutions latines, gens togata ou gens non togata, et mentionnent en outre, ce qui, à leurs yeux, est une caractéristique très-importante, si le peuple en question porte ou ne porte pas la chevelure tressée.

Les cheveux des Éthiopiens sont noirs, frisent naturellement, et quand ils ne sont pas tressés, forment un crêpé qui dessine les contours du visage d’une façon fort gracieuse. Ils ont trois noms pour indiquer trois qualités principales de cheveux. Ils déprisent le cheveu fort, très crépu et se cassant avant d’atteindre une certaine longueur, et, quoique celui qui a de tels cheveux n’ait dans sa personne aucun signe qui ramène au type nègre, ils le regardent comme entaché de ce sang. Ils déprisent aussi le cheveu plat, et n’admirent que celui qui frise et atteint une longueur d’une quarantaine de centimètres. Presque tous les hommes de guerre portent les cheveux longs et tressés ; leur coiffure exige un travail de plusieurs heures, aussi ne la renouvellent-ils guère plus de deux fois par mois. Elle consiste tantôt en nattes ou tresses coniques, larges comme des côtes de melon, partant du front et des tempes pour aboutir à la nuque où elles se terminent en tire-bouchons tombant sur les épaules ; tantôt en tresses fines et plates, suivant la même direction, ou bien en une seule tresse décrivant une spirale jusqu’au sommet de la tête ; quelquefois aussi, elle consiste en boucles étagées pareilles au tortillement d’une grosse frange, ou à la vrille de la vigne. Ce dernier genre de coiffure, qui est représenté sur la colonne Trajan, n’est guère adopté que par les paysans, francs-tenanciers de quelques frontières ; quant aux autres modes de coiffures, elles sont représentées sur les bas-reliefs assyriens trouvés à Ninive.

Les tresses partent le plus près possible du cuir chevelu, et pour atténuer leur soulèvement résultant de la croissance, les coiffeuses tendent les cheveux au point de rendre les racines douloureuses et d’occasionner des maux de tête qui durent quelquefois un ou deux jours. Les nattes d’une coiffure fripée prennent trois ou quatre heures à défaire ; afin de faire reposer les cheveux, on les attache pour un ou deux jours en touffe, soit à la corymbe, soit en tutule, ce qui rappelle, et d’une façon des plus gracieuses, certaines coiffures grecques et romaines. Pour préserver pendant leur sommeil l’intégrité de leur coiffure, ils font encore usage de l’antique oreiller de bois qui a la forme d’un croissant monté sur une tige à pied rond ; cet oreiller figure souvent parmi les emblèmes et hiéroglyphes des monuments égyptiens.

Afin d’assurer à leurs enfants une belle chevelure, les mères ont grand soin de les raser fréquemment jusqu’à ce qu’ils aient atteint l’âge de sept à huit ans. Alors les enfants des notables et des hommes d’armes surtout portent une tresse, puis deux, puis trois, laissant une espèce de tonsure qui va se rétrécissant à mesure qu’ils avancent en âge. Cette coiffure, qui est peut-être celle de la jeune actrice ou mesocure antique, est portée par les adolescents des deux sexes jusqu’à l’âge de dix-huit ou vingt ans. Ils cessent alors de raser leur tonsure qu’ils ont rétrécie successivement jusqu’au diamètre d’une pièce de deux francs, et ils ne passeront plus le rasoir sur leur tête, si ce n’est à la mort d’un proche parent, d’un ami intime ou de leur maître.

Anciennement, l’homme libre et tenu au service de guerre avait seul le privilège de porter la chevelure tressée ; chaque ennemi qu’il tuait ou faisait prisonnier lui donnait le droit d’ajouter une tresse, et dix faits d’armes de ce genre l’autorisaient à faire tresser sa chevelure entière. Depuis la chute de l’Empire, cet usage s’est relâché au point que quelques hommes des villes et quelques paysans, surtout ceux des districts frontières, portent les cheveux tressés. Les esclaves mâles observent seuls l’antique interdiction. Les paysans, les ecclésiastiques, les artisans, les trafiquants et les citadins portent les cheveux ras ou fort peu longs ; quelques-uns d’entre eux, d’une nature belliqueuse, font tresser leurs cheveux et s’exposent ainsi à des querelles avec des hommes d’armes, comme on l’a vu en France lorsqu’à certaines époques les militaires voulaient s’arroger le droit exclusif de porter la moustache.

La sécheresse du climat rend presque nécessaire pour tous des onctions grasses ; sans elles, le cuir chevelu devient douloureux, et les cheveux se cassent ; aussi, les indigènes de toutes les classes, ceux mêmes qui se rasent les cheveux, s’oignent-ils la tête de beurre frais mêlé quelquefois à des parfums. Ces onctions leur sont indispensables pour prévenir ou atténuer les maux de tête, lorsqu’ils sortent des mains des coiffeuses. Ils prétendent prévenir également par ce moyen divers autres inconvénients, parmi lesquels ils comptent l’affaiblissement de l’ouïe et de la vue. Les soldats se beurrent souvent avec une abondance telle que le beurre leur coule sur les épaules, et que leurs vêtements en sont tout imprégnés.

La barbe des Éthiopiens est noire, naturellement bouclée, et n’atteint que très-rarement la longueur de celle de l’Européen. Contrairement à leur peu de goût pour la chevelure plate et longue de l’Européen, ils apprécient beaucoup la barbe noire, longue et droite, et, chose digne de remarque, aux yeux des indigènes observateurs, cette barbe est souvent l’indice d’un esprit plus apte aux spéculations de l’intelligence qu’aux préoccupations de la vie purement matérielle, et qui suit de préférence les voies synthétiques. Ce genre de barbe se rencontre plus souvent chez les ecclésiastiques que chez les hommes de guerre, ou chez les laboureurs. Les chrétiens laissent pousser leur barbe et leur moustache, et la raccourcissent fréquemment au moyen de ciseaux ; les musulmans sont les seuls qui fassent usage du rasoir.

Tout Éthiopien chrétien porte au cou, comme signe de sa religion, un cordon en soie bleue. Cet usage vient de ce que le prêtre, en baptisant un enfant, lui passe au cou un cordon tricolore, comme emblème de la Trinité. Presque tous enfilent à ce cordon quelque amulette, quelque pierre d’abraxas, des margaritini ou quelque autre verroterie ; d’autres y ajoutent un ou deux colliers formés de périaptes ou petites amulettes renfermées dans du maroquin rouge ou vert et consistant soit en volumens ou longues bandes de parchemin enroulées sur lesquelles sont écrites des formules de dévotion, rappelant les phylactères des anciens Grecs et Hébreux, soit en écorces, feuilles, herbes, racines ou autres substances magiques. Beaucoup d’Éthiopiens sont très-superstitieux ; cependant, c’est surtout le désir d’embellir leur personne qui les engage à porter ces périaptes, qui sont relevés de distance en distance par des rasades de couleur éclatante, des grains de corail rouge, de pierre sanguine, d’ambre jaune, par des anneaux d’argent ou d’autres colifichets.

Presque tous portent un anneau au doigt : les pauvres en laiton, les riches en argent ; ces derniers en mettent ordinairement de quatre à huit à la première phalange du petit doigt de la main gauche. Les princes seuls sont reçus à avoir ces anneaux en or.

L’habillement des femmes consiste en une stole ou tunique en étoffe de coton blanc, fort ample, traînante, à manches larges du haut et ajustées aux poignets, et en une toge semblable à celle des hommes, qu’elles revêtent par dessus et drapent de façon à lui donner tous les aspects de la toge ou péplum antique portée en Grèce par les deux sexes et souvent sans boucle par les femmes. Comme le dit Homère pour les femmes du haut rang dans l’antiquité, les Éthiopiennes riches portent leur toge traînante à terre. Les jeunes filles appartenant aux familles aisées ne portent en général que la tunique seule ou la toge seule, rappelant et justifiant ainsi les épithètes grecques μονόπεπλος et μονοχίτωνες appliquées aux jeunes filles spartiates. Comme à Rome, les femmes mariées qui se respectent ne paraissent point en public sans une stole sous leur toge, rappelant ainsi l’épithète de stolata indiquant les matrones romaines par opposition aux mérétrices. Les Éthiopiennes qui accomplissent habituellement les travaux du ménage, mettent une petite ceinture au-dessous des seins, à la taille ou sur les hanches, correspondant à la position que les antiquaires donnent au cingulum, au zona et au cestus : ceintures des femmes antiques ; quelquefois même, elles mettent deux ceintures, une sous les seins et l’autre sur les hanches [3]. Celles des classes riches portent des tuniques brodées en soie de diverses couleurs, rappelant aussi la tunica picta et la tunica palmata des anciens.

Les femmes montent à mule, à chevauchons, et mettent alors sous la stole des pantalons étroits du bas et descendant jusqu’aux talons ; le bas de ces pantalons est souvent brodé en soie de diverses couleurs.

Lorsque les femmes de condition se présentent en public, elles s’encapuchonnent et se voilent d’un pan de la toge, de façon à ne laisser paraître que les yeux. Quelquefois, au lieu d’un pan de la toge, elles enroulent sur la tête une écharpe, de façon à couvrir le front et à laisser pendre les bouts par derrière ; elles se tiennent alors le bas du visage caché dans un pli de la toge.

Les femmes de chefs mettent ordinairement par dessus la toge un petit burnous en soie richement brodé et souvent orné de bossettes en vermeil.

Les femmes disposent leurs cheveux de la même façon que les hommes et, à cet égard, ne sont point soumises comme eux aux restrictions qu’entraînent les diverses positions sociales. Les paysannes, les femmes d’artisans ou d’ecclésiastiques, les esclaves mêmes font tresser leurs cheveux aussi bien que les grandes dames. De même que les hommes, elles aiment à mettre dans leurs cheveux une longue épingle en corne de buffle ou en bois, à tête sculptée ; les riches ont cette épingle en argent ou en vermeil, surmontée quelquefois d’une grosse tête en filigrane d’or. Elles portent aux mains une quantité de minces anneaux en argent, qu’elles disposent, comme les femmes de l’antiquité, à chaque phalange et phalangette ; pour les faire ressortir davantage, elles les entremêlent d’anneaux en corne de buffle. Elles portent des anneaux, des boutons ou des pendants d’oreille à l’italienne. Elles mettent aux chevilles des périscélides formés d’une quantité de pendeloques en argent, de petits grains lenticulaires en argent également ou de menus grains de verroterie, et font usage de bracelets aux poignets et à la partie charnue du bras. Au beurre frais qu’elles prodiguent sur leur chevelure, elles mêlent de grossières essences venues d’Arabie, et elles mettent aussi des essences dans leurs amulettes. Les plus expertes en thymiatechnie se parfument le corps au moyen de fumigations savantes ; d’autres remplacent quelquefois un bouton d’oreille par un clou de girofles. Beaucoup d’entre elles se peignent le bord des paupières avec de l’antimoine.

Comme on le pense bien, le costume des enfants est fort élémentaire. Un pan de la toge de la mère leur sert de langes, et lorsqu’ils peuvent se tenir debout, on leur met une tunique atteignant aux genoux. Dès quatre ou cinq ans, les enfants pauvres remplacent ce vêtement par une petite pièce d’étoffe rectangulaire, suffisant à peine quelquefois à leur couvrir le tronc, et pour la liberté de leurs jeux ils se drapent de préférence en suffibulum ou en chlamide ; souvent même, comme dans les bas-reliefs antiques, ils vont tout nus, portant leur vêtement sur une épaule ou sur le bras comme un manipule. Les enfants des riches gardent la tunique plus longtemps et mettent par dessus une toge à liteaux, qui serait la toge prétexte s’ils la quittaient lorsqu’ils atteignent l’âge d’homme, d’autant plus qu’ils portent au cou la bulla en argent, comme les enfants des patriciens romains, et comme ceux-ci cessent de la porter lorsqu’ils deviennent pubères, justifiant jusqu’à ce jour l’appellation de hæres bullatus que Juvénal donnait aux enfants riches. Quelques-uns portent avec la bulle, une clochette et un collier formé de pendeloques en argent, au milieu desquelles se trouve toujours la bulla. Les enfants des classes inférieures portent un ornement du même genre fait en cuir, comme la bulla scortea de leurs pareils à Rome.

Le costume des ecclésiastiques consiste en un caleçon flottant, arrivant jusqu’à mi-jambe, fixé aux hanches par une ceinture étroite et longue seulement de quatre à cinq coudées ; en une sorte de tunique étroite descendant jusqu’aux chevilles, à manches larges, sans poignets, dont le collet très-étroit tombe en deux pointes jusqu’à la ceinture, et en une toge dont la qualité varie selon leur état de fortune. Leur cordon de chrétienté est sans périaptes et sans amulettes. Ils se rasent fréquemment la chevelure et portent un turban volumineux et de forme particulière, par dessus une calotte de cotonnade. Les hauts dignitaires ecclésiastiques et les titulaires d’abbayes importantes portent par dessus la toge une espèce de burnous en drap bleu ou en soie brodée, semblable à celui des femmes de haut rang.

Tel est, d’une façon générale, le costume du peuple éthiopien ; la toge en est la pièce principale et fondamentale ; quant aux pièces accessoires, elles varient selon les provinces et les exigences locales.

Il ne faut pas croire que ces vêtements, qui semblent calqués sur ceux de la plus haute antiquité, soient immuables et refusent satisfaction au goût de changement, grain de folie inné dans l’homme, qui fait en partie sa noblesse, son charme et peut-être aussi son danger. La mode règne en Éthiopie ; ses décrets y sont souverains, ses caprices, ses extravagances même y sont accueillies. Les Éthiopiens qui ont si longtemps joui de grandes libertés politiques et civiles, ne s’astreindraient que difficilement à s’emprisonner dans des formes de costume invariables, et, dans cet ordre d’idées, de même qu’en Grèce et à Rome, leur costume, sans s’écarter complètement des grandes règles de l’esthétique, a l’avantage de se prêter aussi à cette inquiétude, à ces tâtonnements incessants de l’esprit humain, toujours à la recherche de la perfection.

Plus qu’ailleurs peut-être, en Éthiopie, les habitudes physiques et les tendances morales de l’homme se jugent d’après sa manière de porter ses vêtements : l’initiative en ce genre laissée à chacun concourt puissamment à développer le sentiment des formes et influe sur les manières et jusque sur le langage. On est frappé surtout de la dignité des assemblées ; et, quand on est assez familiarisé avec la langue des Éthiopiens pour en apprécier les beautés, on est émerveillé quelquefois de l’élévation de leurs vues, de la convenance, de la mesure et des habiletés de langage qu’ils déploient naturellement.

 (1) Les mesures éthiopiennes sont la coudée, l’empan, le doigt, la semelle, la sommière et la corde. ― Ces deux dernières mesures sont uniquement agraires et d’un usage peu fréquent ; le nombre de coudées qui les composent varie de 8 à 24, selon les provinces. Malgré la différence de la taille des hommes, la longueur de la coudée ne varie guère qu’entre 45 et 47 centimètres.

(2) Voir la note 1 à la fin du volume.

(3)Voir la note 2, à la fin du volume.

 

                                                                                                                  CHAPITRE III

                                                         APERÇU GÉOGRAPHIQUE, ETHNOLOGIQUE ET HISTORIQUE. L’ANCIEN EMPIRE.

Les pluies hivernales avaient atteint leur plus grande intensité ; il pleuvait quelquefois sans interruption pendant des journées entières, et le tonnerre grondait fréquemment. Un matin, le Lik Atskou vint m’annoncer que l’Atsé ou Empereur le faisait prier de m’engager à me rendre auprès de lui, pour donner mes soins à sa femme dangereusement malade, disait-il. Pour faire plaisir au Lik Atskou, je me rendis avec lui au palais.

Ce palais, bâti par des Portugais, il y a environ deux siècles, est situé au milieu de quartiers en ruine. Il consiste en une agglomération de bâtiments sans symétrie, terminés les uns en plates-formes bordées de créneaux, les autres en dômes ou en voûtes ; autour, règne une enceinte spacieuse et irrégulière formée par une muraille crénelée, à marchepied, à meurtrières et tourelée de distance en distance ; le bâtiment principal a pour façade une grosse et haute tour carrée, qui domine tout cet assemblage. De la salle de banquet et d’audience solennelle, il ne reste plus qu’un pan du mur de pignon, au milieu duquel la baie cintrée de la haute porte d’entrée se découpe sur le ciel. Les salles de bains, les étuves sont défoncées ; les chambres des femmes n’abritent plus que les oiseaux de nuit ; la trésorerie, le garde-meuble, les cuisines, les écuries, les appartements où les Empereurs se retiraient, dit-on, avec leurs familiers pour se reposer de la rigide étiquette de la cour, tout est inhabitable, et personne dans le pays n’était capable même de fabriquer la chaux pour réparer les dégâts causés par le temps. Une ancienne prison et la grande salle où se tenait le plaid impérial sont les seules parties bien conservées. Un vieillard de Gondar disait, en me racontant des anecdotes sur les Empereurs :

Dieu veut qu’au milieu de ces débris, la prison et la salle des plaids restent debout, pour témoigner contre les violences iniques de notre Famille impériale.

Les indigènes, quoique habitués aux aspects grandioses et austères de leur pays, s’arrêtent devant cette demeure avec un sentiment de mélancolie respectueuse ; quant à l’Européen, il est surpris agréablement comme par une image de la patrie, mais bientôt, il cède aussi à la tristesse, en considérant ce palais mutilé, hautain encore, au milieu des humbles maisons de Gondar, comme un vétéran déguenillé, prêt à raconter aux enfants les guerres d’autrefois.

Le Lik Atskou s’arrêta sur le palier d’un large escalier extérieur ; un enfant demi-nu nous ouvrit la grande porte d’une espèce de corps-de-garde, d’où il nous introduisit dans la salle des plaids, vaste pièce rectangulaire et dénudée, à l’extrémité de laquelle était accroupi sur un lit à baldaquin l’Atsé ou Empereur : Sahala Dinguil. Le Lik Atskou salua comme s’il se fût présenté devant le plus magnifique des Rois, et l’on nous fit asseoir par terre, sur un lambeau de natte.

Sahala Dinguil, vieillard d’environ soixante-dix ans, avait le teint coloré et presque aussi clair que celui d’un Européen, la chevelure crépue et blanche comme la neige, le front haut, uni, l’œil vif, la figure pleine et imberbe ; toute sa personne un peu vulgaire était empreinte d’une jovialité sensuelle. Il trônait en toute sérénité sur un bois de lit indien, portant encore les restes d’une riche marqueterie en ivoire et en nacre ; un tapis turc, râpé et trop étroit, laissait à découvert une partie des fonçailles. Quatre petits pages en haillons, un eunuque difforme et deux vieillards se tenaient immobiles et les yeux baissés de chaque côté du pauvre trône.

On me demanda quelque remède panchymagogue, quelque panacée infaillible, pour la femme de Sa Majesté, la mère de son héritier, son âme, sa vie, ajouta-t-on ; mais on me décrivit la maladie en termes tellement discrets et vagues, que je dis que je ne prescrirais qu’après avoir vu la malade. Là-dessus, on se consulta d’un air mystérieux, et je fus confié à l’eunuque, qui m’introduisit seul dans le harem impérial. Il est de ces mots pleins d’enchantements pour un jeune homme et pleins de désillusions aussi. Je trouvai, couchée à côté d’un brasier ébréché, en terre cuite, une femme d’un âge mur, d’une corpulence formidable et d’une figure commune ; son genre de maladie était à l’avenant : l’excès de nourriture l’avait réduite où elle en était. J’assurai à l’Empereur qu’elle guérirait sous peu, à condition d’observer un régime sévère.

En regagnant notre logis, le Lik Atskou s’égaya fort à la description de la maladie et de la personne de l’auguste patiente, qu’il n’avait jamais été admis à voir. Il me pria néanmoins de ne rien épargner pour la guérir ; les ancêtres de la Famille impériale avaient toujours été, disait-il, généreux et bons envers les étrangers. Je songeai qu’effectivement, ils s’étaient montrés tels envers l’écossais Jacques Bruce, et pendant plus d’une semaine, deux fois le jour, malgré les pluies, j’allai exactement au palais. Ma grosse cliente se rétablissait à vue d’œil. L’Atsé me fit sonder relativement à mes honoraires : je refusai d’en recevoir ; il feignit de croire sa dignité offensée et saisit la première occasion de rompre avec moi. La convalescente ne se soumettait qu’imparfaitement au régime prescrit. Un matin, je la trouvai plus souffrante, elle m’avoua avoir bu de l’eau-de-vie ; je lui déclarai que je ne la reverrais que sur une nouvelle invitation de l’Empereur ; et je ne fus pas rappelé.

Ce dénouement était fort à ma convenance. Si la malade n’était pas radicalement guérie, ma médication expectante avait du moins écarté le danger et le public m’attribuait tous les honneurs de la guérison. J’avais d’ailleurs perdu le goût de faire le médicastre. Lorsque je devais entrer chez la malade ou la quitter, me présenter devant son Empereur ou me retirer, enfin, dès que je paraissais au palais, les quelques valets enhaillonnés, qui passaient leur temps à muser aux portes, prenaient des airs compassés, solennels, et j’avais à subir toutes les simagrées de l’étiquette de l’ancienne cour des Empereurs d’Éthiopie. Les premiers jours, cette mise en scène bouffonne m’avait fait pitié ; mais sa répétition quotidienne m’était devenue désagréable. Plus tard, m’étant initié à la langue, aux coutumes et aux traditions, je regrettai de ne m’être pas montré plus patient à l’égard de ces débris d’une famille de princes tombée, dit-on, d’une hauteur de 28 siècles. Mais avant de parler de cette famille impériale qui, chaque jour, comme une statue renversée de son piédestal, s’enlise davantage dans la poussière des temps, il convient de donner une idée de la base géographique sur laquelle, debout de générations en générations, elle a su, pendant que surgissaient et s’abîmaient tour à tour la plupart des dynasties souveraines du monde, diriger l’histoire de tant de peuples de l’Afrique orientale et de l’Arabie.

On s’est habitué, en Europe, à donner le nom d’Abyssinie à la portion indéfinie de l’Afrique orientale qui nous occupe, et sur laquelle, de toute antiquité, et même aujourd’hui, plane le nom primitif d’Éthiopie.

Les indigènes savent que les musulmans nomment leur pays el Habech, mais s’ils tolèrent ce nom dans la bouche des étrangers, c’est par courtoisie ou par pitié pour leur ignorance ; eux-mêmes, pour la plupart, ne connaissent pas l’étymologie du mot Habech, mais ils sentent qu’elle est injurieuse pour eux. En effet, Habech, en arabe, s’emploie pour qualifier un ramassis de familles d’origines diverses ou bien de généalogie inconnue ou altérée ; et parmi les races sémitiques, l’injure la plus mortifiante qu’on puisse faire à un homme ou à un peuple, est de dire qu’il ignore sa généalogie ou qu’elle est entachée de promiscuité, parce que, chez eux, les hommes de tous les rangs sont convaincus de l’existence d’une solidarité étroite non-seulement entre les vivants, mais surtout entre les vivants et leurs ancêtres. Du reste, quand on est initié à leur vie intime, on est journellement frappé des effets plus souvent bienfaisants que nuisibles de ce sentiment. L’Afrique orientale a servi de lieu d’établissement à plusieurs races, mais la grande majorité se rattache à la famille sémitique, d’après les caractères fournis par leurs idiomes, leurs langues, et, comme il a été dit, d’après leurs traditions. Cette origine suffirait seule à expliquer l’objection persistante des indigènes à la dénomination de Habechi.

L’adjectif Habechi, déformé par les Portugais, qui ont mis de côté la première lettre, et, selon leur usage, ont rendu le son ch par x, est devenu ainsi Abexim, en y joignant la finale portugaise ; d’où, en usant à leur tour de la licence de transcription dont les Portugais leur avaient donné l’exemple, les copistes du seizième siècle ont fait le nom Abessinie devenu sans effort Abyssinie. Quelques auteurs allemands emploient encore la dénomination Habesch ; les Anglais écrivent tantôt Abyssinia et tantôt Abessinia. Puis donc que les Arabes et les Européens, les peuples étrangers enfin, n’ont pu s’entendre sur la manière d’écrire une qualification injurieuse, convertie en désignation géographique, il paraît convenable de revenir au nom d’Éthiopie, par lequel tous les indigènes désignent leur patrie.

Quand on sait que ce peuple éthiopien rattache à la Judée ses origines historiques ; qu’il justifie son nom par les textes bibliques, et qu’il pratique le Christianisme depuis le quatrième siècle ; quand on songe que depuis cette époque, son pays a servi de lieu de refuge pour les mœurs et les idées chrétiennes ; que les peuples d’Europe, quoique nombreux et aguerris, n’ont sauvegardées qu’avec tant de peine contre la propagande armée des musulmans, on s’apitoie de le voir, malgré ses protestations, dépouillé même de son nom, et l’on est peu disposé à conniver avec les Musulmans, pour substituer à une antique dénomination une désignation injurieuse, qui falsifie l’acte de naissance d’un peuple, l’allié le plus constant que nous ayons en Afrique pour le maintien de ces idées chrétiennes, qui sont notre gloire, la base et l’essence progressive de nos sociétés.

On peut objecter que le nom d’Éthiopie est d’origine grecque, mais les contre-objections ne manquent pas ; d’ailleurs, ce qui paraît dominer toute considération, c’est que ce nom est le plus ancien et le seul usité dans le pays.

À défaut d’une définition plus précise de l’Éthiopie, on est tenté de suivre l’exemple des Romains, qui avaient divisé la Gaule en Gallia togata, Gallia braccata, Gallia comata, et de dire que l’Éthiopie comprend la partie de l’Afrique orientale dont les habitants portent la toge ; cette Africa togata aurait du moins l’avantage de comprendre presque toutes les contrées africaines jadis soumises à l’autorité de l’Atsé ou Empereur, et d’être conforme à une locution employée actuellement par les Éthiopiens, sinon pour définir, du moins pour caractériser leur pays.

L’érudit géographe Ritter a défini en deux mots le caractère le plus saillant, non peut-être de toute l’Afrique, comme il le dit, mais de la portion orientale qui nous occupe ; il partage le pays en terres hautes et terres plates. Il serait plus exact de dire contrées hautes et contrées basses, et, comme ces deux idées doivent entrer fréquemment dans les descriptions du pays, nous emprunterons à la langue amarigna, langue la plus généralement parlée en Éthiopie, les termes de relation deuga et koualla[1] ; celui-ci désignant des contrées dont les plus hautes ne dépassent guère 2,000 mètres au-dessus du niveau de la mer, et dont les plus basses sont affaissées au-dessous même de ce niveau ; celui-là, des contrées élevées à 2,400 mètres au moins au-dessus du niveau de l’Océan. Ces termes deuga et koualla correspondent aux termes arabes nedjd et tahama, qu’on pourrait à la rigueur exprimer en anglais par les mots high-land et low-land. Si la contrée est d’altitude mitoyenne, c’est-à-dire de 2,000 à 2,400 mètres environ, les Éthiopiens lui donnent le nom de woïna-deuga, ou deuga susceptible de produire la vigne ; ils donnent le nom de beurha aux kouallas les plus bas, et en Gojam, celui de tchoké aux deugas d’une altitude de plus de 3,000 mètres ; mais on peut dire que les deux désignations génériques servant à fixer l’esprit au sujet de l’altitude d’une contrée sont deuga et koualla.

Les Éthiopiens, dépourvus de mesures pour indiquer l’altitude d’un lieu, caractérisent habituellement les deugas et les kouallas par leurs productions les plus importantes du règne végétal ; le deuga, par l’orge et la fève ; le koualla, par le maïs, et surtout les nombreuses variétés de sorgho ou dourah des Arabes ; les kouallas les plus bas, par le coton. Ils désignent aussi comme deuga, mais d’une façon moins absolue, la contrée où les moutons et les chevaux se reproduisent de préférence ; et comme koualla, celle où les chèvres abondent. Par suite du spectacle habituel de contrées hautes et contrées basses, les indigènes sont, en général, assez au courant des productions zoologiques et botaniques dépendantes de la différence des altitudes ; mais celles que je viens de nommer sont celles qu’ils emploient le plus fréquemment.

Les deugas sont balayés par des vents qui, en Afrique, bornent leurs brises rafraîchissantes aux parties élevées de l’atmosphère ; l’air est frais, doux et sec ; les sources sont fréquentes, et la végétation laisse des traces abondantes et vertes pendant presque toute l’année ; les arbres sont d’un bois tendre, et la plupart des arbustes sont inermes, le feuillage est touffu, les feuilles sont légères, souples, de tons variés et doux à l’œil ; le sol est mou, élastique, et pierreux. On voit, dans de vastes pâturages, le poulain folâtrant près des troupeaux de moutons et de bœufs-bisons aux allures majestueuses et au pelage d’une variété inconnue en Europe ; la campagne abonde en grandes perdrix rouges ; le bouquetin prospère aux flancs des précipices, et le sanglier à masque atteint une taille prodigieuse ; les troupes de singes n’y apparaissent que de passage ; les scorpions et les reptiles sont rares ; leur venin est peu dangereux ; l’hyène et le chacal y vivent discrètement, et le grand lion à crinière noire n’y est signalé que de loin en loin.

Dans les kouallas, au contraire, le vent n’est qu’à l’état de brise intermittente et à directions incertaines ; le plus souvent, l’air s’y meut sous forme de révolin ; à cause du voisinage des deugas, il y forme fréquemment des tourbillons, et, dans les lits encaissés des rivières, le vent y souffle quelquefois avec une furie impérieuse pendant un petit nombre de minutes. L’air, presque toujours chaud, est sec, comme sur les deugas, car une sécheresse permanente et bien sensible à toutes les muqueuses est le caractère le plus saillant du climat éthiopien. Aux nuits fraîches et sereines succèdent des journées durant lesquelles le sol s’échauffe quelquefois jusqu’à 75 degrés. Les sources sont plus rares que dans les hauts pays ; la végétation, fougueuse et luxuriante au printemps, se dessèche rapidement aux rayons du soleil et n’offre, pendant plus de la moitié de l’année, que des tons fauves, relevés de distance en distance par quelque arbre gigantesque, aux feuilles épaisses, cassantes et d’un vert poussiéreux. Le bois des arbres est dense et noueux ; lianes, arbustes, arbrisseaux, une multitude de plantes sèment de leurs épines acérées le sol durci, pierreux, et souvent profondément crevassé. Des herbes hautes à dissimuler un homme à cheval, couvrent de grands espaces ; une étincelle suffit pour y allumer de vastes incendies, qui envahissent rapidement ; aux crépitations, aux craquements sinistres de ces embrasements subits, les carnassiers terrifiés fuient, et les reptiles sont dévorés par les flammes. La terre est ainsi purgée de quantité d’insectes venimeux et préparée à la recrudescence printanière, mais elle attriste le regard par ses tons roux, sombres, et ses arbres défeuillés aux troncs noircis.

On trouve dans les kouallas les plantes aromatiques, les bois odorants, des scorpions, d’autres insectes venimeux, ainsi que des variétés nombreuses de reptiles, depuis le boa jusqu’à un serpent gros comme le doigt, long d’une coudée à peine, dont la morsure cause la mort la plus rapide. Le bœuf est de petite taille, grêle, vif, d’un pelage fin, court et ordinairement clair. La vache donne très-peu de lait ; en revanche, les troupeaux de chèvres s’accroissent rapidement, malgré les larcins fréquents des panthères, qui pullulent dans les anfractuosités des rochers. L’âne est la seule bête de somme ; il est plus petit que sur les deugas, plus sobre, plus agile, son poil fin et court est mi-partie gris souris et ventre de biche.

Le cheval ne se reproduit que très-rarement dans les kouallas d’altitude mitoyenne et se reproduit quelquefois dans les kouallas les plus bas et les plus chauds dits beurha. Les hommes riches des bas pays l’importent souvent des deugas pour leur usage à la guerre ; ils le choisissent de petite taille, le plus ardent possible, souvent même emporté, car son séjour en koualla, fait tomber sa fougue et le guérit ordinairement de l’habitude de prendre le mors aux dents. Son poil devient plus fin, sa robe plus soyeuse, son embonpoint disparaît ; il vit moins longtemps, et, dans plusieurs kouallas d’altitude mitoyenne, il n’échappe que rarement à une maladie mortelle, ressemblant au farcin, mal dont il guérit si on l’envoie dans les pâturages d’un deuga élevé. Les indigènes assurent qu’on peut le soustraire à cette maladie, en l’empêchant de paître dans les kouallas où poussent une petite herbe garnie de longues épines et bien connue des cavaliers ; ce qui semblerait donner raison à leur observation, c’est que cette herbe n’existe pas dans les kouallas dits beurha, et que les chevaux n’y sont point frappés de la maladie en question.

Les animaux sauvages, tels que les grandes et les petites antilopes, la gazelle et tous ses congénères, abondent. Les sangliers de taille moindre que ceux des deugas se multiplient étonnamment, quoique de nombreux lions en fassent leur proie habituelle : les hyènes et les chacals sont d’une férocité plus grande. Dans les kouallas les plus bas, dits beurha, on rencontre le buffle, le rhinocéros, l’éléphant, la girafe, l’autruche, l’onagre, l’hippopotame, le crocodile et bien d’autres animaux malfaisants. Ces quartiers sont souvent égayés par des bandes de grands singes cynocéphales, mis en fuite par la fronde des gardiens des plantations ; ils s’arrêtent hors portée, s’entre-pillent les fruits de leurs larcins, cachés dans leurs joues, et regardant malicieusement le champ qu’ils ont dévasté, se réjouissent en cris et en gambades, pendant que les vieux de la bande, les stratèges, ont l’air de prendre gravement leurs mesures pour un nouveau plan de maraude.

Cette distribution de l’Éthiopie en deugas et kouallas, jointe à la périodicité de ses pluies, donne au régime de ses eaux un caractère spécial. Ailleurs, les cours d’eau arrosent et fertilisent ; en Éthiopie, ils semblent distribués comme d’après un vaste système d’égouttement des terres ou drainage, et n’arrosant que leur lit, ils vont porter la fécondité aux terres de la Nubie et de l’Égypte, qui, sans ces cours d’eau, ne seraient qu’un désert aride. L’hiver, les cours d’eau des kouallas, augmentés de tous côtés par le regorgement des eaux pluviales des deugas, deviennent torrentueux, mais pendant l’été et l’automne, il ne reste que des lits quelquefois complètement desséchés ; les sources sont rares, peu abondantes, de longs espaces en sont dépourvus. D’autre part, les kouallas qui ont des cours d’eau continus, un peu volumineux, sont frappés d’insalubrité. Les djins, disent les indigènes, veillent sur leurs bords pour frapper de fièvres pernicieuses ou typhoïdes, trop souvent mortelles, ceux que la fatigue, la fraîcheur et l’ombre convient à s’y livrer au repos. Les kouallas, même salubres, deviennent malsains lorsque les premières pluies de l’hiver humectent les terres altérées, et lorsque le soleil du printemps les dessèche de nouveau. Le séjour en deuga passe, au contraire, pour être toujours sain.

Du reste, même en Éthiopie, les termes deuga et koualla sont relatifs ; telle contrée basse est quelquefois nommée deuga par ses voisins qui habitent un koualla plus profond encore, comme tel district deuga, sis à une altitude de plus de 2,000 mètres, est traité de koualla par ses voisins qui vivent sur des terres d’une altitude plus grande.

Réduit à sa dernière expression, le deuga est un plateau borné par des précipices dont l’escarpement est souvent tel, qu’on peut s’asseoir sur le bord, les jambes pendantes dans le vide, comme si l’on occupait la margelle d’un puits. On trouve quelquefois, dressé abruptement au milieu d’un koualla, un deuga de la plus petite échelle, rendu inabordable par la main de l’homme ; ce deuga en miniature devient un mont-fort, forteresse naturelle, dont les hill-forts de l’Inde ou la forteresse de Kœnigstein, en Saxe, donnera l’idée exacte. Quelques-uns de ces mont-forts, hauts de plusieurs centaines de mètres, ont comme la forteresse de Kœnigstein, un sommet assez étendu, des sources et des terres arables suffisantes pour nourrir une bonne garnison ; aussi les rebelles et les ambitieux ne négligent-ils rien pour se procurer ces forteresses, dont la plupart sont inexpugnables pour les troupes éthiopiennes. Après avoir grimpé le long d’un sentier raide, étroit et tortueux, il faut quelquefois se faire hisser par une corde pour arriver à la plaine du sommet ; les débouchés de ces sentiers sont ordinairement garnis de blocs de pierre, retenus par des courroies qu’il suffit de couper pour écraser les assaillants. Quelques mont-forts, dépourvus de sources ou de terres arables, ne servent que comme lieu de retraite passagère. Les principaux mont-forts de l’Éthiopie sont dans l’Enderta, le Lasta, l’Idjou, le Samen, le Tagadé, le Wolkaïte, le Dambya, le Wadla, le Wara-Himano, le Gojam. Parmi les plus petits, on peut citer celui de Wohéni, près de Gondar, espèce de colonne carrée et gigantesque, haute de trois cents mètres ; son sommet étroit servait de prison pour les membres de la famille impériale que la jalousie ombrageuse du souverain y maintenait somptueusement pendant toute leur vie. Dans des proportions plus restreintes encore, ces curieux accidents de terrain ne forment plus que des obélisques naturels, comme le mont Chamo, en Begamdir, et l’on peut supposer que le souvenir de ces aiguilles naturelles ait inspiré aux Égyptiens l’idée de leurs obélisques, s’il est vrai, comme le rapportent les anciens et comme le dit encore la tradition, que l’Égypte ait été peuplée par des émigrants de la Haute-Éthiopie.

Après cet aperçu de la configuration du pays, j’essaierai, en suivant les données géographiques recueillies par mon frère, d’en indiquer les frontières. Cette tâche est d’autant plus difficile, que les cartes et les renseignements à cet égard manquent, et que les traditions sont vagues et malaisées à contrôler ; aussi, en cherchant à délimiter le vieil empire d’Éthiopie, j’ai plutôt l’ambition de provoquer des études à faire, que de bien donner les noms et les directions des lignes de frontières, avec la précision que demande la science en Europe. Ce qui excusera d’ailleurs le vague de la délinéation qui va suivre, c’est l’usage des peuples africains de terminer un pays par une frontière indéfinie, mobile, élastique. Un des caractères les plus communs à ces peuples est de chercher l’isolement ; ils semblent redouter de confiner de près avec une nation quelconque, et s’en séparent au moyen de larges frontières formées par des hernes ou terres abandonnées, dont le seul roi est la force, suivant l’expression des indigènes ; si leur puissance s’accroît, ils étendent la culture sur la lisière de ces hernes, ravagent et dépeuplent la lisière opposée, poussant ainsi, pour s’agrandir, le désert devant eux. Les nations voisines usent de représailles, et selon les fluctuations de ces guerres, qui ne finissent quelquefois que longtemps après l’extinction des générations qui les ont commencées, la ligne frontière proprement dite se déplace continuellement ; enfin, la guerre, mal sporadique en Europe, étant endémique sur le continent africain, il en résulte naturellement que les frontières des États sont toujours en état d’expansion ou de rétrécissement. En Éthiopie, les limites indiquées par la nature sont insuffisantes à comprimer ce double mouvement. Il n’y a pas encore quinze années que les hernes produites par les guerres s’étendaient sur l’un et l’autre versant de la chaîne à l’ouest de Moussawa, occupée par les Akala-Gonzaï. La rivière Béchelo, et même l’Abbaïe ou fleuve Bleu, n’empêchent point les adversaires de l’un et l’autre bord de chercher à s’étendre en faisant le désert au delà de l’un ou de l’autre bord de ces rivières. Il importe aussi de ne point perdre de vue qu’en Éthiopie, la population étant moins dense qu’en Europe, ses déplacements, par suite de famine, de guerre ou pour d’autres motifs, sont bien plus fréquents. Le sentiment patriotique de l’Européen tient plus du sol, celui de l’Éthiopien, de la race ; et si, en Europe, on a pu dire qu’on emportait la patrie à la semelle de ses chaussures, cette image est bien plus vraie, appliquée aux Africains et même aux Asiatiques. En Éthiopie, un des désespoirs du voyageur, qui croit connaître le pays, est d’apprendre, quelquefois à l’improviste, que telle petite communauté, comprenant une famille, une portion de village, un village entier ou même un district, est d’une origine distincte de la population qui les entoure. Cette communauté, débris quelquefois d’une race lointaine ou disparue, du jour où elle a pris racine aux lieux où on la trouve, s’est conformée aux lois et manières d’être de ses nouveaux voisins, en tout ce qui est nécessaire pour la relier politiquement et civilement avec eux ; mais comme pour ne point se dégrader en reniant complètement ses pères, elle a depuis des générations conservé précieusement quelques traits de leurs mœurs ou de leurs coutumes, qui témoignent de sa descendance. Les Éthiopiens ont une aversion instinctive pour l’uniformité civile ou administrative ; ils la regardent comme un moyen et aussi un effet de la tyrannie. La configuration et la disposition de leur territoire, qui offre partout des points de résistance, et le manque de grandes routes semblent avoir servi à confirmer et à assurer leurs libertés locales, comme à empêcher la concentration permanente de la puissance impériale. C’est ainsi que ce peuple a pu durer jusqu’à ce jour, car la centralisation du pouvoir d’une nation prépare et facilite son asservissement ou sa conquête. Les montagnes, les accidents de terrain, les arbres et jusqu’aux buissons, tempèrent, disent les Éthiopiens, l’effort des vents. Ils disent encore qu’il est aussi injuste et aussi insensé de vouloir assimiler toutes les parties d’un empire, que d’exiger des serviteurs d’une même maison qu’ils se dépouillent de leur physionomie et de leur caractère personnel, pour prendre une physionomie et une manière d’être uniformes ; ils prétendent que le maître est alors moins bien servi, et ils traitent de renégat la communauté ou le serviteur qui se prête à ces assimilations despotiques.

Faisant la part des restrictions résultant de cet état de choses, suivons le pourtour de l’ancien Empire d’Éthiopie, en partant de la mer Rouge et marchant du nord vers les contrées du sud, de Badour ou Hakike, petit port au S. de Saouakin, jusqu’à Zoulla, près l’antique Adoulis ; la côte est peuplée par les Tigrais, qui, sous le nom de Natabs, Hababs, Kacys, etc., forment diverses tribus de Sémites, dont la très-grande majorité a adopté l’Islamisme. Ces peuplades, devenues indépendantes au fur et à mesure de la décadence de l’Empire, forment entre elles une espèce de ligue et ne payent tribut qu’éventuellement aux gouverneurs éthiopiens du deuga dont les demandes deviennent par trop pressantes. À l’ouest du Tigré, et entre le deuga et la mer, sont les diverses tribus Sahos, vivant le plus souvent à l’état nomade à l’est de la crête de montagne ou plutôt de deuga qui court parallèlement à la côte ; quelques-unes d’entre elles paissent annuellement leurs troupeaux sur le rebord ouest du deuga, chez les Akala-Gonzaï ; ils payent alors tribut à la fois aux autorités du Tigré et à celles du Tigraïe. Au sud de ces tribus, se trouve le peuple Afar, dont on nomme plus de cent cinquante tribus, appelées jadis Maras, ou tribus par excellence ; elles sont aujourd’hui nommées Taltals par les Tigraïens, et Danakils par les Arabes, qui, comme beaucoup d’Européens, donnent à la confédération entière le nom d’une tribu aujourd’hui insignifiante. Les Afars habitent un vaste koualla borné d’un côté par la mer, depuis Makannélé jusqu’aux environs de Toudjourrah, et de l’autre par le contour du deuga qui, dans les environs de Abatis-Dara en Tigraïe, s’élève, dit-on, dans le mont Doha, jusqu’au delà de la limite des neiges perpétuelles, ce qui, de ce côté, formerait le point culminant de l’Afrique orientale. Les Afars qui habitent la côte sont musulmans zélés ; vers l’intérieur, ils sont plus tièdes, et quelques-unes de leurs tribus sont même restées païennes ou mi-chrétiennes ; aucun Afar n’a adopté, comme les Sahos d’Aliténa, le Christianisme. Il ne sera pas ici question des Somals ni des habitants d’Adar ou Harar, qui sont probablement de race gouragué, quoique les uns et les autres portent la toge. Il suffit de marcher vers l’Est, dans les profondeurs du pays Afar, qui occupe ces kouallas, pour rencontrer l’Anazo et d’autres rivières qui disparaissent, dit-on, dans les sables, ainsi que le puissant cours de l’Aouache, qui s’épanouit en lac et perd ainsi son caractère de rivière, avant d’atteindre le rivage de l’Océan. C’est sur les bords de l’Aouache que les Ilmormas, dits Gallas par les étrangers, ont pris naissance ; leur langue, comme celle des Sahos, se rattache évidemment à l’idiome afar. Cédant à l’impulsion mystérieuse, mais incontestée, qu’un peuple reçoit du mélange d’un sang étranger, les Ilmormas se répandirent de tous les côtés, en envahissant les peuplades voisines, plus vieilles et par conséquent moins énergiques ; ils se sont ainsi infiltrés entre les nations voisines qu’ils ont détruites ou refoulées. Les Somals seuls paraissent avoir échappé à leur invasion, et dans l’absence du tout voyage à l’Est du pays Gouragué, il est difficile d’affirmer la position de l’ancienne frontière de ce côté-là. Ce dernier peuple, qui parle un idiome quelque peu voisin de l’amarigna, occupe un des deugas les plus étendus de l’Éthiopie. Le Gouragué est le plus beau, le plus courageux et peut-être le plus indépendant des Africains orientaux ; les constitutions politiques si remarquables qu’on attribue à ces huit ou neuf confédérations, allient bien leur sauvage liberté à leur dignité de chrétien. Il est probable que les Gouragués ont été jadis sujets des Empereurs, et le caractère de visage des membres de la famille impériale rappelle, du reste, le type gouragué. Au delà de ces peuplades, on en trouve d’autres qui sont indépendantes, sous le nom de Tambaros, réunies en monarchies dans le pays de Cambat, et que la tradition, d’accord cette fois avec l’histoire locale, faisait obéir autrefois au souverain d’Aksoum. Les Walaytsas, Gobos et Koullos actuels faisaient partie de l’ancienne province de Dawaro, plus compacte probablement et surtout plus étendue que les principautés actuelles, où l’on parle un idiome à part, et où les petites principautés paraissent s’être divisées par les incursions incessantes des Ilmormas. On ignore si les Touftés et les Yemmas et autres tribus dites Djandjéros obéissaient, dans leurs localités actuelles, à l’ancien Empire qui nous occupe. D’après la tradition, le deuga du Kafa, si remarquable par sa végétation tropicale et par l’indolence de ses habitants, n’a jamais appartenu à l’Empire ; mais il faut y comprendre comme frontière la grande forêt qui s’étend du Kafa jusqu’au deuga du Guéra, la plus haute terre du Gouma, le pays Chinacha-Dafilo, et toutes ces pentes terminées d’ailleurs abruptement du côté du koualla qui relie la haute terre du Damote à la plaine basse, où coule le grand bras oriental du fleuve Blanc. Peut-être est-il plus probable que ces pentes ont toujours été, comme aujourd’hui, à l’état de hernes frontières ; peut-être faut-il, en remontant vers le nord, prendre comme limite la rivière Did-essa, dont le vrai cours embarrasse les géographes. Toutefois, ce qui milite contre cette opinion, c’est le fait bien constaté que le Sennaar appartenait aussi aux Empereurs, car pendant la saison pluvieuse ils envoyaient leurs mules de selle hiverner dans cette province. Puisque nous avons nommé ces rivières, disons aussi que l’invasion ilmorma paraît avoir refoulé dans leurs kouallas les Simitchos, qui parlent une langue très-voisine de celle d’Afillo, les Konfals, dont on ne connaît guère que le nom, les Kotelets, dont l’origine et les affinités sont inconnues, et peut-être les Tokquerouris, qui sont une vraie pierre d’achoppement pour l’ethnographie éthiopienne. Toutes les nations ci-dessus mentionnées sont de race rouge ; mais sur la rive droite de l’Abbaïe, et bornés à l’Est par les hernes des Aouawas ou Agaws, vivent les Gouinzas, qui sont de véritables nègres. Sur la rive gauche de la même rivière, sont les Negayas, qui, bien que nègres aussi, sont peut-être complètement distincts de ceux qui viennent d’être nommés. Les Guinjars ou habitants de la Nubie, d’origine arabe et parlant encore un arabe corrompu, étaient autrefois, comme partiellement encore aujourd’hui, tributaires des chefs des deugas éthiopiens. En suivant vers l’Orient les hernes de l’Armatcho, en traversant la rivière Gouangué ou Atbara, les cours d’eau du Walhaÿt, qui finissent au Takkazé, on arrive chez ces tribus curieuses, qui, nègres pour les uns et rouges pour les autres, se divisent en Naras, Barias, Marias, noms qui représentent autant de peuplades indépendantes que de langues. Du reste, chacune des peuplades mentionnées dans cette énumération a une langue tout-à-fait distincte ; il en est de même des Bidjas et Beni-Amer, qui ont obéi au roi d’Aksoum jusqu’au jour où le fanatisme musulman fit massacrer à Saouakin la grande caravane de chrétiens éthiopiens qui se rendait à Jérusalem. Les Bidjas sont les voisins des Tigrés, et on arrive ainsi au point d’où nous sommes partis. Dans l’intérieur de la vaste enceinte qui vient d’être tracée, vivent des restes de nations antiques, qui conservent encore des langues et même des religions distinctes, car, comme il a été dit plus haut, le travail de fusion qui plaît tant en Europe semble n’avoir jamais été du goût des Éthiopiens. Ainsi l’on trouve les Asguidés qui parlent encore le guez ou langue sacrée, qu’on ne parle plus sur le haut deuga ; les Bilènes, identiques peut-être avec les Blemmyes des Romains ; les Kamtas, qui perpétuent près du Lasta une des plus belles races de l’Afrique ; les Gafates du Wadla, qui n’ont conservé de la langue antique d’autres vestiges que des chansons officielles ; les Gafates du petit Damote, le Falacha et Quimante du Dambya, et les Sinitchos de la rive gauche de l’Abbaïe. Si l’on joint à tous ces noms de tribus ou de langues, les Tigraïens, les Amaras et les Ilmormas, l’on aura une idée sommaire de la diversité des sujets de l’ancien Empire éthiopien.

Avant de terminer cette description d’un pays encore peu connu, malgré tous nos efforts, il est bon d’insister sur un trait physique qui domine sur toute la partie occidentale et septentrionale de cette longue ligne de frontières. Là, les hernes n’ont pas été créées tout-à-fait par le génie de conquérants stupides : si ces hernes sont désertes, c’est qu’elles sont, aujourd’hui du moins, inhabitables ; c’est qu’au milieu d’une végétation luxuriante, foulée seulement par la bête féroce ou par les rares caravanes de hardis trafiquants, des influences mystérieuses donnent, pendant dix mois de l’année, la mort aux voyageurs. En attendant que les hommes de l’art puissent aller savoir, sans y périr eux-mêmes, quel genre de maladie attend l’être humain qui traverse ces hernes, même en courant, on se bornera à émettre l’hypothèse que cette insalubrité a dû aider les Éthiopiens à résister aux Musulmans des kouallas et à garder les trésors sacrés de leurs libertés et de leur foi chrétienne.

Comme on doit le pressentir, la configuration de l’Éthiopie, formée de contrées d’altitudes si différentes : la température fraîche et uniforme de ses deugas ombreux, fertiles et si longtemps verdoyants ; la froidure des contrées dites tchokés ; la température brûlante des kouallas, dont la végétation luxuriante alterne avec la stérilité et la sécheresse la plus extrême ; l’atmosphère tiède et voluptueuse qui caresse les woïna-deugas, où les villes surgissent de préférence, comme pour convier les compatriotes d’altitudes si opposées à s’entrevoir commodément ; les variétés d’habitudes alimentaires et autres ; enfin, l’action de climats si opposés, doivent, à la longue, influer de telle sorte sur le physique et le moral des habitants, que, malgré une communauté de race, de religion, de lois et de mœurs, il s’établit entre eux des différences marquées.

L’homme des kouallas est de petite taille, souple, musculeux et bien pris ; ses extrémités sont fines et sèches ; il devient rarement obèse, souvent même il est comme frappé d’émaciation ; il est en général plus barbu et velu que l’homme des deugas ; sa tête est petite, son visage court, son teint, selon les indigènes, tend à se foncer, et ses cheveux à devenir épais et rudes ; sa denture est très-belle, ses yeux grands ; il a les traits accentués, le front souvent fuyant, le nez ordinairement droit, petit, aux ailes grandes et mobiles, et très-rarement aquilin.

L’homme des deugas est d’une taille plus élevée, d’une ossature relativement forte, ses extrémités sont grandes et charnues, ses muscles peu apparents et ses chairs abondantes ; son teint est souvent aussi foncé, mais sur ces hauts plateaux l’on trouve plus fréquemment les femmes au teint clair, mat, légèrement doré, se rapprochant, comme il a été dit, du teint européen. Les mauvaises dentures, très-rares en Éthiopie, se trouvent plutôt chez le natif du deuga, dont les dents sont, en général, moins remarquablement belles ; son visage est plus souvent oblong que rond ; son front large et haut ; l’angle facial ouvert ; les yeux moins grands, le nez plus développé et quelquefois aquilin.

La physionomie de l’homme des kouallas est expressive ; son regard mobile, ardent ; ses gestes et sa démarche trahissent la vivacité de ses impressions ; aussi, manque-t-il ordinairement de cette dignité de maintien résultant de la possession de soi-même. Il est abrupte dans ses façons, original dans ses habitudes, persifleur, goguenard et tapageur ; il parle haut, son élocution est rapide et figurée ; son organe vibrant, souple, musical, sa prononciation claire et sa voix blanche ; ses lèvres sont plutôt minces. Lorsqu’il a le don de la parole, il surprend, touche et remue plutôt peut-être que son compatriote des hauts pays ; mais il est enclin à corrompre la langue par des innovations pittoresques. Il passe pour être imprévoyant, susceptible, colère, franc, charitable, ostentateur, fantasque, actif et indolent par accès, peu soucieux de la vie et impétueux au combat. Il aime les longs festins, la parure, la danse, la musique, la poésie, et lorsqu’au milieu du silence embrasé du midi ou sur le soir, on entend dans la campagne une voix qui chante, c’est celle de quelque chevrier ou de quelque laboureur du koualla qui monte jusqu’à vous.

Sur le bord de son plateau, l’homme du deuga s’arrête, écoute et sourit de plaisir, mais aussi de dédain. Il est plus sobre de paroles et de gestes ; il manifeste moins bruyamment les mouvements de son âme ; sa physionomie et son maintien sont graves ; le regard est plutôt contemplatif, l’organe lourd, voilé, il parle souvent en fausset ; sa diction est lente, il affecte la rudesse, aime les formes concises, sentencieuses, corrompt la langue à sa manière, mais parle plus purement que l’homme du koualla. On dit que lorsqu’il a le don de l’éloquence, ce qui lui arrive plus rarement, il remue moins, mais domine et entraîne bien plus que son compatriote des kouallas. Il a la réputation d’être patient, mais de ne point oublier l’injure, d’être calculateur, économe, défiant, âpre au gain. Il est moins querelleur, moins hospitalier, moins vain, plus orgueilleux, plus processif, plus fourbe ; ses sentiments religieux sont moins démonstratifs et il est moins encombré peut-être de superstitions. Il aime aussi la poésie et la musique et préfère les airs lents, tristes, et les pensées mélancoliques. Il est moins bon fantassin, moins bon pour fournir à un effort subit et attaquer une position, mais, quoique supportant moins bien les fatigues et les privations, il est plus apte à faire de longues campagnes, à combattre en ligne, et surtout à couvrir une retraite. Il mange, boit et dort plus que l’homme des contrées basses, et il vieillit bien moins vite, assure-t-on. Les indigènes disent qu’il n’est pas rare que le plus jeune d’une famille, native du deuga, après avoir vécu quelques années dans un koualla, reparaisse au milieu des siens, avec la chevelure et la barbe blanchies, tandis que ses frères commencent à peine à grisonner.

Les femmes des kouallas passent pour être les plus jolies, les plus attrayantes et savoir se draper avec le plus de coquetterie dans la toge ; leur éclat est précoce, mais peu durable ; leur accortise, la beauté de leur regard, la gracieuse souplesse de leur démarche, la perfection de leurs formes et la mobilité de leur caractère justifient, du reste, la jalousie proverbiale de leurs maris.

Les femmes des deugas, plus grandes, plus fortes, sont moins avenantes, moins gracieuses, moins fécondes, dit-on, mais plus laborieuses, plus économes, moins fantasques et plus soumises ; belles plutôt que jolies, elles passent pour exercer des séductions moins entraînantes que les femmes des kouallas, mais elles conquièrent dans la famille une prépondérance plus durable.

Comme les libertés communales ont survécu à tous les bouleversements politiques, la famille est encore assez forte ; la constitution du mariage civil dissoluble semble peu faite, il est vrai, pour la conserver dans cet état ; aussi les us et coutumes ont-ils renforcé la puissance du père jusqu’au point de lui permettre, comme à Rome, de disposer de la vie de ses enfants. Au dire des indigènes, les familles des contrées kouallas, quoique fréquemment les plus nombreuses, se perpétuent moins, et les liens de famille sont moins forts que sur les hauts plateaux. Le père permet à l’enfant de développer sa personnalité de bonne heure, et, sinon en droit, en fait du moins, l’émancipation a lieu bien plus tôt ; la mère exerce moins d’empire dans la maison ; les allures et les mœurs domestiques ont un caractère indépendant et moins respectueux.

En contrée deuga, au contraire, le père et la mère jouissent d’une autorité durable ; on y remarque plus fréquemment le type de la matrone, siégeant depuis longtemps à l’arrière-plan de la vie, ou de l’aïeul conseillant et dirigeant la conduite des petits-fils.

On attribue cette différence à la pétulance et au peu de gravité des natifs du koualla, dispositions peu favorables à l’obéissance filiale comme au prestige de l’autorité paternelle ; on l’attribue également, et avec plus de raison peut-être, à l’instabilité du foyer domestique. En effet, les contrées kouallas sont d’une fécondité prodigieuse ; souvent elles rapportent plus de 400 pour 1 ; mais leur production est sujette à des retours désastreux causés par les sécheresses, les sauterelles, les épizooties, les animaux sauvages, enfin, par la mortalité qui suit la recrudescence des fièvres du printemps et de l’automne, et qui arrête quelquefois, en quelques semaines, la prospérité d’une maison ou de tout un district ; aussi, les habitants des kouallas sont-ils souvent réduits à l’émigration. Comme je l’ai dit ailleurs, leur attachement à leurs terres est tel, que ce n’est qu’à la dernière extrémité qu’ils les abandonnent. Souvent ils vivent dispersés durant plusieurs années ; quelquefois même leur génération s’éteint à l’étranger, mais leurs enfants guettent le moment où ils pourront se rétablir dans le district paternel, et, trait digne de remarque, lorsqu’ils en reprennent possession, la tradition locale est assez vivante et assez précise, pour qu’à la première assemblée, la hiérarchie communale soit réinstaurée d’après les règles qui auraient été suivies si la population n’avait jamais quitté le district. La délimitation des propriétés est rétablie avec une exactitude qui prévient habituellement les procès ; les alliances et les démêlés avec les communes voisines sont renouvelés, et, si les premières récoltes, l’état de la politique et les conditions sanitaires sont favorables, la commune redevient riche, mais la famille ne répare qu’imparfaitement les atteintes que de telles péripéties ont portées à son esprit. Dans les contrées deugas, au contraire, toutes salubres, la fertilité est bien moindre, il est vrai, mais elle est continue ; les sauterelles et les épizooties ne les envahissent qu’à de longs intervalles ; la richesse s’accroît lentement, mais sa durée sauvegarde le calme de la famille et la transmission inaltérée de son esprit.

La portion la plus considérable, peut-être, de la nation éthiopienne habite ces contrées d’altitude intermédiaire nommées Waïna-Deugas. Est-ce parce que, ordinairement, les termes moyens l’emportent, et que les moyennes sont à la fois les causes et le résultat des civilisations ? Le fait est que presque toutes les villes sont établies sur les Waïna-Deugas, et que les populations passent pour y être les plus civilisées. Leur climat, leurs productions agricoles, leur flore et leur faune tiennent en partie du koualla et en partie du deuga. Les habitants de ces dernières contrées ne s’adonnent qu’à l’agriculture, à la guerre, à la chasse ou à l’élève des troupeaux. Les natifs des Waïna-Deugas s’adonnent de préférence aux métiers, aux industries et au commerce ; ils sont peu enclins à la vie militaire, et professent du dédain pour la condition du laboureur. Les musiciens, les trafiquants, les avocats, les histrions, les bouffons, les délateurs de profession, les usuriers, les professeurs de grammaire et de controverse religieuse, sont en général natifs des Waïna-Deugas ; c’est là que la langue est parlée avec le plus de pureté ; mais les professeurs d’histoire, de droit et de théologie, viennent des kouallas et surtout des deugas. Les habitants des Waïna-Deugas sont avenants mais peu hospitaliers, sceptiques, inconstants, paresseux, moins irascibles, moins dévoués à leurs croyances, à leurs opinions ou à un parti politique, moins respectueux envers l’autorité paternelle que les habitants du deuga ou du koualla ; ils sont efféminés, enclins aux factions, très-rarement rebelles et observant plutôt les pratiques extérieures de la religion que ses préceptes fondamentaux. Les chefs et les grandes familles ne négligent rien pour flatter ces populations intermédiaires, mais comptent peu sur leur dévouement ; ils regardent le Waïna-Deuga comme la proie la plus belle, le koualla ou le deuga, comme la base la plus sûre de leur puissance. Dans les contrées Waïna-Deugas, la richesse consiste principalement en argent et en biens-meubles ; l’affluence des produits des kouallas et des deugas y maintient une abondance presque toujours égale, malgré les exactions des hommes de guerre attirés par les ressources et les plaisirs qu’offrent les villes. Les Éthiopiens sont remarquables par leur curiosité, leur esprit critique et leur connaissance des lois. Les habitants des Waïna-Deugas, plus curieux et plus frondeurs que les autres, sont aussi plus au courant des ressources de la loi et plus enclins à y faire appel. Leur moralité est aussi de beaucoup la plus relâchée. Tous sont très-sensibles à la prosodie, au beau langage et à la poésie ; ils admirent, avant tout, l’homme brave, intrépide et l’homme vraiment religieux ; mais le plus sûr moyen de les intéresser et de gagner leur cœur, est de parler avec esprit et élégance. Malgré cette disposition, ils ont compris sous un seul nom appellatif les trouvères, les musiciens, les chanteurs, les bouffons, les grotesques, les mimes, les danseurs de chica ou de vaudoux, les hilarodes, les bardes, tous ceux enfin adonnés au gai savoir, et ce nom est regardé comme injurieux et diffamatoire ; ils ne l’appliquent pas au poète auteur ou chanteur de poésies religieuses, composées presque toujours en guez ou langue sacrée, à celui qui exécute des danses religieuses, au soldat coryphée, qui chante exclusivement des chants de guerre, et à ceux qui, aux funérailles, chantent ou composent des thrénodies. On remarque que les trouvères natifs du Waïna-Deuga font de préférence des couplets et distiques gnomiques ou épigrammatiques, des priapées, des facéties, des farces et des compliments ; ceux des kouallas et des deugas chantent ordinairement le mieux la guerre, la vie agreste, les faits héroïques et les funérailles ; les premiers passent pour savoir le mieux chanter l’amour, les seconds ont la réputation de savoir aimer le mieux et d’être moins ingénieux à le dire.

Les familles des deugas et des kouallas s’allient très-souvent entre elles ; il leur paraît sage d’appuyer à la fois la prospérité d’une maison sur les chances de fortune qu’offrent les hautes et les basses contrées. Malgré ces relations intimes, par l’effet sans doute de cette tendance qu’ont les hommes à critiquer tout ce qui les différencie, l’habitant des deugas a converti en épithète injurieuse le mot désignant l’habitant des kouallas, celui-ci lui riposte par une épithète analogue, et l’un et l’autre s’y montrent on ne peut plus sensibles. Sous ce rapport, l’homme du Waïna-Deuga se regarde comme le plus heureusement né, et il raille le natif du koualla aussi bien que celui du deuga, celui-ci, de ce qu’il est né trop haut, celui-là, de ce qu’il est né trop bas. Cependant, quoique sa bouche déprécie ceux qui ne naissent pas de plain pied avec lui, il reconnaît au fond leur supériorité ; il cherche à contracter avec eux des alliances de famille, à se ménager chez eux un abri et des ressources contre les mauvais jours ; il tourne en ridicule leur naïveté, leur étroitesse d’esprit, traite leurs mœurs d’incivilisées, mais il craint et estime au fond les hommes du koualla et redoute ceux du deuga, comme formant la pépinière d’où sortent ses maîtres et ses conquérants.

À ces traits distinctifs des populations des contrées deugas, woïna-deugas et kouallas, on pourrait en ajouter bien d’autres, tant le moindre changement dans les conditions de son existence peut modifier l’être humain, variable à l’infini et échappant d’autant plus à la définition et au classement, que tout jugement est conjectural ou porte sur des formes changeantes, comme l’onde qui s’entr’ouvre et se referme de mille façons diverses sous la quille des vaisseaux qui la sillonnent. Aussi, ne me serais-je peut-être pas hasardé, d’après mes seules observations, à diviser une population entière en trois classes, basées non-seulement sur les différences sensibles aux yeux, mais encore sur les nuances morales, si je n’avais eu, pour me guider, l’expérience d’indigènes réputés sages et habiles dans les choses de leur pays. C’est donc surtout d’après leurs jugements, que j’ai tracé les trois portraits typiques, autour desquels gravitent les ressemblances individuelles. Du reste, ces populations s’harmonisent merveilleusement avec les contrastes qu’offre la nature physique du pays ; et s’il est vrai que l’uniformité ne retient que faiblement les affections ; qu’il leur faille des inégalités, des aspérités même où se prendre, on pourrait attribuer, en partie du moins, à tous ces contrastes dans les hommes et dans les choses, l’ardent amour de l’Éthiopien pour sa patrie.

En Éthiopie, le paysage est étrange, grandiose, saisissant ; l’œil habitué aux transitions ménagées de nos paysages est surpris tout d’abord par les mouvements du terrain, qui procède comme par acoups et par convulsions soudaines. En Europe, les paysages ont l’air d’être au repos ; là, dans leur immobilité même, on sent gronder l’action, la lutte antédiluvienne de la matière contre la matière ; l’homme se sent rapetissé, mais sa pensée grandit de tout l’élan que lui donne ce spectacle, qui la reporte invinciblement aux pieds du Créateur, aux ordres duquel cette matière s’est figée dans son dernier mouvement. Le terrain facile et onduleux se dérobe subitement jusqu’à une profondeur qui donne le vertige, ou, se dressant abruptement, semble vouloir porter dans le ciel quelque haut plateau aventureux. Là, un culbutis de rochers, de blocs erratiques, d’aiguilles, de contreforts, de crêtes désordonnées, de cônes tronqués, de pics, de masses cubiques, quelques hameaux accroupis sur des ressants, et, couchée tout au fond, une grande vallée blanchissante sous un ciel en feu et dessinée par les précipices. Ici, un haut plateau, de vastes plaines faciles et verdissantes, des bouquets d’arbres et des villages blottis paresseusement sous un ciel toujours pur et limpide ; à l’horizon, des montagnes aux flancs veloutés bleuissant comme la mer dans le lointain. Là, le baret des éléphants, les rauquements de la panthère, la voix tonnante du lion et les cris de l’orfraie ou un silence plus imposant encore, la fatigue, la soif, l’isolement. Ici, sur les deugas, la clochette des troupeaux, le bêlement des agneaux, des compagnies de gazelles, passant discrètes et gracieuses, ou les hennissements du cheval, rappelant l’homme de guerre ; partout l’aisance et la quiétude. Tantôt on voit dans la campagne une troupe de cavaliers aux boucliers, aux harnais étincelants, aux allures pittoresques, insouciantes ; ils ont l’air de gais et faciles compagnons et ne vivent que de rapines, lorsqu’ils ne vivent pas en courtisans inoffensifs ; ou bien, une bande de fantassins, au pied léger, qui vont pêle-mêle comme une traînée de fourmis : les scintillements de leurs hautes javelines planent au-dessus d’eux, leurs toges terreuses sont drapées en chlamydes, leurs jambes sont fines et nues, leur chevelure longue, leurs boucliers noirs ; ils plaisantent, ils s’interpellent, ils rient ; leur regard avide, audacieux, recèle toutes les violences. Des femmes surviennent : ils se rangent avec bienveillance, leur disent : « Ma sœur, » et leur font des compliments au passage ; d’autres arrivent : ils les goguenardent et les dépouillent ; ils rencontrent un religieux : leur agrée-t-il ? Ils l’appellent : « Notre père, » et lui demandent de bénir leurs armes ; plus loin, ils en trouvent un autre, le toisent, le gouaillent et le dépouillent ; ils se conduisent un jour en redresseurs de torts ; le lendemain, sans provocation, ils feront le sac d’un village ; natures aventurières avant tout, un mot les excite, une bonne parole les concilie. Ailleurs, apparaît à mule, une femme tout enveloppée de sa toge : on ne voit d’elle que ses grands et beaux yeux ; des suivants à pied l’entourent et pressent la marche, tant ils craignent la rencontre de quelque cavalier trop curieux. Une heure après, l’on trouve des hommes à cheveux blancs, accroupis en cercle : ce sont les Anciens qui délibèrent ou ressassent quelque affaire de la commune ; ou bien, à l’ombre d’un arbre, une assemblée d’hommes assis, écoutant les plaidoyers des parties debout : ou bien des prêtres, vêtus de toges et de turbans blancs, à la physionomie calme et prospère ; ou des laboureurs demi-nus, courbés sur la charrue et excitant leurs bœufs avec de longs fouets ; ou une file de sarcleuses agenouillées sur le sillon ; ou une caravane de trafiquants, haletants à la suite de leurs bêtes de somme ; ou une troupe de paysans armés et de paysannes se rendant à un marché lointain ; ou des femmes revenant de la source et pliant sous leurs amphores rebondies ; ou une compagnie de mendiants lépreux qui parcourent les provinces, chantant en chœur des complaintes, des pièces de poésie satiriques ; ou une nombreuse troupe clameuse de paysans bien armés, conduisant une nouvelle mariée au village de son époux ; ou quelque trouvère voyageant, la guzla sur l’épaule, le sabre au côté, toujours prêt à bavarder ou à chanter ses bouts-rimés ; ou quelque chef cheminant avec autorité, environné de ses fantassins et de ses cavaliers causant avec lui.

Avec tout ce monde, on échange des saluts, où se trouve toujours mêlé le nom du Créateur.

À en croire leurs annales, les Éthiopiens auraient vécu, dès la plus haute antiquité, sous le régime féodal, avec un Atsé ou Empereur pour suzerain suprême. Leurs traditions confirment cette donnée, mais elles mentionnent des séditions, des bouleversements et des interrègnes amenés par les fautes de l’aristocratie, du clergé, quelquefois du peuple, et plus souvent par les excès des prétentions impériales. Selon les traditionnistes, quelques portions de l’Empire auraient essayé d’autres formes de gouvernement, mais toujours entées sur leurs formes féodales. Ils auraient, tour à tour, érigé des royautés, des oligarchies, et, désespérant de le trouver sur la terre, ils auraient été chercher dans le ciel le gardien suprême de leurs intérêts ici-bas, en nommant tel saint ou tel archange comme chef inspirateur de tous les pouvoirs. Mais quelles qu’aient été ces tentatives, de quelque côté que ce peuple se soit retourné sur son lit de douleur social, il n’aurait jamais abandonné l’ordonnance féodale proprement dite.

Du reste, le mot de féodalité est un de ceux dont la portée a changé suivant les temps et les lieux où il a été appliqué. On a cherché à préciser le pays où cette forme de gouvernement a surgi la première fois. Serait-ce en Europe, des suites d’une conquête ? Serait-ce en Perse ou dans l’Inde, d’où elle nous aurait été importée ? Ou bien, la devons-nous à nos premiers ancêtres, les Ariens ? En tous cas, en Orient, la féodalité a toujours existé en germe dans l’état patriarcal, où elle s’est développée diversement, selon le temps, le lieu ou les événements. Son éclosion est naturelle chez les peuples pasteurs, et surtout chez les peuples agricoles, qui n’ont pas été déformés par le despotisme, qu’ils aient à contenir un peuple conquis, ou que les intérêts de leur propre défense contre les dangers de l’intérieur ou de l’extérieur leur fassent sentir l’insuffisance de leur organisation par familles indépendantes.

Lorsque des pères ou chefs de famille, ces premiers et légitimes dépositaires de l’autorité, se groupent et se réunissent, sous la pression d’une nécessité devenue commune, il semble que quelques éléments de l’autorité qui est dans chacun d’eux s’en dégagent, s’agglomèrent et constituent comme une puissance qui n’attend plus désormais qu’une main pour la diriger au profit de tous. Alors il s’en trouve toujours un pour assumer insensiblement, et avant que ses concitoyens ne la lui confèrent, la prépondérance, puis l’autorité, et pour prendre enfin le pouvoir, soit en s’appuyant sur ses aptitudes supérieures ou sur des circonstances propices, soit en profitant simplement de cette propension qu’ont les hommes à se décharger sur autrui des soins qui incombent à la vie, surtout de ceux qui résultent de la vie commune. Ce pouvoir peut fonctionner longtemps sans être défini, et se constituer de plus en plus fortement par assises successives. Quelquefois il arrive aussi qu’une première opposition partielle le fasse mettre en question : il est discuté ; d’implicite qu’il était, il devient explicite et, dès qu’il a traversé une pareille épreuve, il est avoué, acclamé ou proclamé, et armé enfin ostensiblement de son droit.

Mais en déférant ainsi le pouvoir, ces premiers constituants, qu’ils soient ou non conscients du jour précis de l’investiture qu’ils donnent, n’entendent pas s’être dépouillés, au profit de leur élu, de toute l’autorité dont ils sont naturellement dépositaires, mais bien n’en avoir fait qu’une cession, qu’une délégation partielle, utile ou nécessaire, car le père de la plus petite famille sent qu’il est roi, lui aussi, et cela, d’institution divine ; et, à moins de corruption, il n’accepterait pas de se découronner de ses propres mains. On comprend, d’après ce qui précède, que les Éthiopiens disent qu’il est presque toujours aussi imprudent de vouloir préciser le premier moment de l’existence des grands pouvoirs, que de vouloir préciser le moment où l’âme entre dans le corps de l’homme.

Ce pouvoir une fois institué, par la force des choses, des familles voisines se réunissent aussi en communautés ; l’exemple gagne de proche en proche, et les patrons, chefs ou petits suzerains de ces communes, ont bientôt à s’entendre et à aliéner à leur tour une partie de leur autorité en faveur de l’un d’entre eux, qu’ils arment de puissance pour la sauvegarde de quelque nouvel intérêt collectif. Cette hiérarchie, résultat souvent de l’état de guerre qu’elle tend même à entretenir, s’agrandit et se complique au gré des événements, des besoins sociaux, et de ces humbles commencements sortiront quelquefois de grandes unités politiques ou nationales. À ce point encore, la forme féodale se confond presque avec la forme républicaine, puisque celle-ci se base sur le suffrage et celle-là sur l’assentiment des sujets. Mais lorsque le régime féodal, solidarité et dépendance hiérarchique de tous les citoyens entre eux, fondées sur des besoins et des pactes légitimes, se vicie et se pervertit ; lorsque les pouvoirs, se concentrant dans des foyers de plus en plus grands, s’isolent et font disparaître les relations proportionnelles, si importantes à conserver entre le citoyen et l’autorité, l’individu se sent effacé par les dimensions croissantes de l’édifice social, et il ne tarde pas à se décourager ; il se résigne, abandonne sa part d’action et de concours, et la source des pouvoirs achève de passer de la base au sommet. Les chefs, se détournant alors de leur origine, vont demander leur sanction à l’autorité supérieure ; la liberté et la dignité des citoyens étant frappées dans leurs racines, la vie sociale languit et s’étiole, et la société n’échappe à l’anarchie qu’en recourant à un gouvernement centralisé, refuge qui pourra lui procurer encore de longs jours de repos, à la condition que le pouvoir suprême y soit contenu par des institutions modératrices, contrepoids nécessaires sans lesquels aucun pouvoir, quel que soit son nom ou sa forme, ne saurait prolonger sa durée. Car les formes politiques les plus naturelles, les plus propres à satisfaire les besoins et à garantir la dignité de l’homme, aboutissent bientôt à l’asservissement, pour peu que les citoyens négligent de faire respecter les droits primordiaux de la famille et ceux de la commune, ou famille civile, qui entretiennent leur respect d’eux-mêmes, le sentiment de leur propre valeur, leur expérience des hommes, leur préoccupation de la chose publique, et les sauve de cette apathie civique qui développe l’égoïsme et affaiblit le corps de la nation par des paralysies locales.

Les Éthiopiens ignorent l’existence historique des Pères Conscrits de Rome comme aussi celle d’autres corps de patriciens dont les dénominations diverses relevaient plus ou moins du mot Père, et qui ont conduit les destinées de tant de nations en Europe. Ils n’ont donc pu se laisser séduire par les théories vraies ou fausses qui s’appuient sur ces relations de noms. Néanmoins, ils considèrent le pouvoir ou son représentant, non comme un vainqueur, comme un ennemi ayant un intérêt distinct, mais comme le résumé des intérêts de la société et la consécration politique la plus haute de la paternité. Tout pouvoir qui n’a pas ces caractères est à leurs yeux entaché d’illégitimité et inconciliable, par conséquent, avec le bien-être national. Quoique dans leur société actuelle, depuis longtemps désordonnée, l’autorité n’ait que des titres suspects, que de fois ne leur ai-je pas entendu dire à leurs princes, avant ou après quelque réclamation : « Nous venons nous plaindre à toi, parce que tu es notre père ? »

Les annales éthiopiennes les plus accréditées ont été écrites par les annalistes des Empereurs [2]. Aussi, en bons courtisans, lorsqu’ils parlent des nombreuses guerres intestines, traitent-ils indistinctement d’égarés par le démon les adversaires, quels qu’ils soient, de leurs maîtres innocents à toujours.

D’après les traditions, au contraire, la plupart de ces guerres auraient été provoquées par les subtilités des légistes et les abus de pouvoir des Empereurs ou des grands vassaux, par leurs attentats aux libertés communales et provinciales. Il est à croire que la nation eût péri par la conquête, si elle n’eût été protégée par l’aridité de ses frontières, la configuration de son territoire particulièrement favorable à la résistance, par son climat et par sa situation géographique à l’écart des routes suivies par les peuples conquérants. Elle eût également péri par l’anarchie ou par l’énervement qui succède à une période de despotisme et de corruption, si elle ne fût constamment revenue à ses institutions primordiales, et si son énergie n’eût été ravivée par ses guerres civiles mêmes et par les guerres étrangères d’autant plus fréquentes qu’elles semblent avoir été provoquées par un sentiment national exclusif, d’une susceptibilité d’autant plus continue que sa tradition et sa foi religieuse lui faisaient regarder comme ennemis permanents ses voisins, tous païens ou musulmans. Il est des nations qui se perdent par la guerre ; il en est qui trouvent en elle un remède héroïque ou même une des conditions de leur durée ; mais elles ne la font pas longtemps pour des idées politiques, toujours un peu abstraites ; il leur faut des idées d’un ordre concret, accessibles à la fois aux intelligences les plus humbles comme les plus élevées. Les Éthiopiens ont eu la fortune de trouver dans leurs institutions à la fois domestiques et civiles un motif d’attachement invariable à une forme politique bien imparfaite, il est vrai, mais qui a eu du moins le mérite, de concert avec les idées religieuses, les seules d’un ordre abstrait qui puissent longtemps captiver l’affection d’un peuple, de tenir leur patriotisme en haleine depuis des siècles et de maintenir à peu près du moins leur cohésion nationale.

Dans leur ordonnance sociale, les Éthiopiens semblent avoir eu pour préoccupation de restreindre l’autorité dans son étendue et dans son intensité, et d’attacher la responsabilité à toutes les fonctions. Plus la répartition des pouvoirs est grande, plus leur équilibre est facile, et moins la tyrannie a de chance de durée. Comme tous les pays, même ceux où les pouvoirs sont les plus répartis, l’Éthiopie a vu s’élever des despotes, mais ils n’ont pu étouffer les éclats de la conscience publique et briser complètement les résistances locales ; quant aux petits tyrans, la commune les étreignait dans des limites trop étroites pour qu’ils devinssent longtemps dangereux. Les tyrannies les plus funestes sont celles qui s’exercent sur les grands espaces de territoire et sur un grand nombre d’hommes. Le tyran peut alors comploter à l’écart et surprendre d’autant plus, que ses coups partent de loin, et qu’ignorant l’effort qu’ils ont souvent coûté, les sujets s’exagèrent encore la puissance qui les frappe et achèvent ainsi de se dépouiller eux-mêmes du sentiment de leurs droits et de celui de leur propre importance. À en croire les traditions, les interrègnes, les guerres civiles et les périodes d’anarchie ont été promptement suivis de retours à l’ordre. Ces phénomènes seraient surprenants, n’était la considération que l’ordre et l’autorité sont surtout vivaces dans les pays régis par les us et coutumes, lesquels puisent leur sanction et leur force dans le culte des aïeux et dans la conscience publique formée en grande partie par les traditions. Le joug des lois décrétées et écrites est d’une nature immuable ou tout au moins peu mobile ; celui des traditions de la conscience publique reste en rapport avec les mouvements de la vie sociale, s’adapte aux différentes conjonctures de temps, de lieu, dirige à la fois les mœurs et les lois, tend à maintenir l’harmonie entre elles et intéresse à leur maintien les sujets, qui sentent qu’ils en sont les gardiens intéressés et responsables. Comme tout ce qui procède des hommes, l’opinion publique erre quelquefois, et déplorablement, mais aussi, lorsqu’elle part de principes vrais, elle revient et se reforme d’elle-même au gré des progrès qui s’accomplissent, les lois qu’elle dicte restant comme soumises à une délibération perpétuelle.

À leur avènement, les Atsés faisaient le serment de respecter les libertés de leur peuple et de se conformer aux usages des ancêtres. Cependant, comme nous l’avons dit, plusieurs d’entre eux, cédant aux entraînements du pouvoir, ont entrepris contre les droits de leurs sujets qu’ils ont cherché à soumettre à des règles d’obéissance uniformes, toujours commodes pour les autocrates. Ces entreprises ont donné lieu à des luttes sans nombre, à des guerres dont l’histoire est oubliée, et si, d’après ce que disent les Éthiopiens, leur famille impériale a réellement régné depuis l’époque de Salomon jusqu’au siècle dernier, il y a lieu de regretter profondément que l’histoire en soit perdue, ne fût-ce que pour les enseignements que nous aurait fournis cette lutte tant de fois séculaire entre l’autorité de la famille et de la commune et celle des Césars éthiopiens.

La tradition éthiopienne prétend que, lors de sa visite à la cour de Judée, la reine de Saba conçut du roi Salomon un fils auquel elle donna le jour à son retour en Éthiopie. Lorsque ce fils, nommé Ménilek, fut en âge, elle l’envoya auprès de son père. Celui-ci voulant s’assurer de l’identité de sa progéniture, descendit de son trône, y fit asseoir un de ses officiers et se tint parmi ses propres serviteurs. Le jeune Éthiopien était chargé par sa mère de remettre à Salomon un anneau qu’elle tenait de lui, et qui devait contribuer à le faire reconnaître. Il se prosterna tout d’abord devant l’officier assis sur le trône, mais ne pouvant démêler dans ses traits l’image paternelle que sa mère avait gravée dans sa mémoire, il parcourut des yeux les courtisans, reconnut Salomon malgré son déguisement, et, s’avançant vers lui sans hésitation, il lui présenta l’anneau.

Les courtisans furent émerveillés. Salomon remonta sur son trône, bénit ce fils, le fit couvrir d’habits somptueux et se complut à le voir à sa cour, où il lui donna une fonction parmi ses serviteurs. Mais le jeune Éthiopien ressemblait tellement à Salomon, que le peuple de Judée s’y trompait. Le roi, redoutant les grandes qualités de son enfant et les effets de la popularité qu’il s’attirait chaque jour davantage, jugea bon de l’envoyer régner en Éthiopie et de lui donner pour compagnons les fils aînés d’un grand nombre de familles de marque de ses États, ainsi que des représentants de chacune des douze tribus d’Israël, afin de figurer et perpétuer en Éthiopie le royaume de Judée.

Ménilek désirant emporter un signe qui lui rappelât le pays de son père, s’entendit avec ses compagnons pour enlever du tabernacle les Tables de la Loi. Un vent impétueux, disent les Éthiopiens, vint en aide à ces pieux voleurs, en jetant le désordre et l’effroi parmi les habitants de la Judée, et un nuage enveloppa même les ravisseurs jusqu’au moment de leur arrivée à un port de la mer Rouge, d’où un flot propice les porta rapidement jusqu’en Éthiopie. Les lévites, gardiens du tabernacle, réussirent, dit-on, à cacher à leur peuple la soustraction des Tables Saintes qu’ils remplacèrent comme ils purent. De même que chez les Israélites, les Tables auraient toujours suivi le camp des Empereurs éthiopiens jusqu’à l’époque, de date incertaine aujourd’hui, où, à l’exemple de Salomon, l’Empereur et les Grands de l’Éthiopie convinrent de bâtir à Aksoum un temple, pour y déposer le témoignage authentique des miracles du Sinaï.

Les empereurs auraient successivement transporté le siège de l’Empire sur plusieurs points de leur territoire. Selon les Éthiopiens, leur première capitale aurait été dans la contrée qu’occupent aujourd’hui les Ilmormas, dits Gallas-Azabos ; c’était le temps de la splendeur de la ville d’Adoulis, emporium du commerce entre l’Égypte et les pays que baignent les mers des Indes et de la Chine. La capitale de l’Empire fut ensuite transférée à Aksoum. Jusqu’alors, la nation avait professé la religion judaïque ; c’est à Aksoum, qu’au quatrième siècle de notre ère, l’Empereur régnant, ainsi qu’une partie de sa famille, auraient adopté le Christianisme que leur apportait Frumentius. Les princes restés fidèles au Judaïsme soulevèrent plusieurs provinces contre l’Empereur, apostat à leurs yeux. Après avoir longtemps désolé le pays, les guerres de religion se terminèrent par la réduction finale des partisans du culte primitif, qui se réfugièrent, dit-on, dans les montagnes du Samen, où ils purent pratiquer leur religion et la transmettre à leurs descendants pendant une longue suite de générations. Depuis cette époque reculée, il existe en Éthiopie une loi coutumière, qui interdit à tout juif de posséder terre ou maison, de séjourner même à l’orient du Takkazé. Aujourd’hui encore, les quelques représentants dégénérés de ces antiques vaincus, dispersés sous le nom de Fellachas, et qui n’ont plus pour religion qu’un judaïsme défiguré, subissent cette loi ; et malgré l’état désordonné de la propriété dans toutes les provinces entre le Takkazé et la mer Rouge, malgré la facilité relative d’y acquérir des terres, aucun fellacha ne songerait à s’y établir, comme aucune commune n’y consentirait au mépris de cette interdiction antique.

À Aksoum, les Empereurs se trouvaient encore sur la grande route commerciale qui, partant de l’Égypte, passait à l’île de Méroé, arrivait à Aksoum, et par Adoulis aboutissait jusqu’à la Chine. Mais les nécessités politiques les portèrent à s’établir successivement au sud de leurs États, dans les provinces de Lasta et de l’Idjou, puis dans les basses contrées voisines occupées aujourd’hui par les tribus Afars, dites Taltals ou Danakils ; puis dans le Chawa, puis dans l’Amara, province restreinte aujourd’hui par l’invasion des Ilmormas musulmans du Wallo, dits Gallas ; plus tard, au delà de l’Abbaïe, dans le grand Damote qu’occupent maintenant les Ilmormas païens ; de là, dans le Sennaar, puis dans le Metcha, d’où ils transportèrent encore une fois leur cour à Idjou, puis sur la frontière du Harnacenn, et successivement dans plusieurs autres provinces, jusqu’à l’époque de la grande invasion musulmane conduite par Ahmed-Gragne, dans le seizième siècle environ, époque à laquelle ils fixèrent leur vagabonde capitale à Gondar, où vint expirer leur pouvoir et s’accomplir le dépouillement de leur famille et la ruine de l’Empire.

À l’origine, le mot Atsé impliquait les idées de protection et de gestion suprême ; mais, de même que celui d’Imperator chez les Romains, il est devenu, par corruption, synonyme de despote.

Pour devenir Atsé, il fallait être agnat de la famille de Ménilek, et la primogéniture établissait le droit à la succession au trône ; mais ce droit n’était pas si impérieux qu’il ne pût être suspendu, lorsque l’empereur désignait son successeur, soit de son vivant, soit par testament, ou lorsque la nation manifestait spontanément ses vœux.

L’Atsé était investi d’une sorte de délégation de pouvoirs militaires, administratifs, judiciaires et, par fiction seulement, de pouvoirs cléricaux ; mais dans la limite de curateur de ces pouvoirs. D’après les feudistes indigènes, la nation éthiopienne aurait été une nation d’hommes libres, ayant pour chef un homme qui ne l’était pas. En tout cas, il semblerait que l’on pût dire des princes éthiopiens ce que Tacite disait des princes germains : de minoribus rebus principes consultant, de majoribus omnes.

Tous les citoyens étaient astreints au service de guerre, et leur réunion composait les armées nationales : les habitants des frontières gardaient les frontières ; les autres suivaient l’Atsé à la guerre. L’Atsé était l’organe du commandement suprême dont il puisait la raison dans le conseil des grands Polémarques ou Dedjazmatchs dont le nom signifie : porte des gens en campagne. Ces Dedjazmatchs, dont les pouvoirs expiraient presque complètement à la fin de la campagne, étaient désignés par les citoyens à la nomination de l’Atsé, et chacun d’eux commandait aux hommes d’armes représentant une province ou quelque grande division territoriale. On rassemblait l’armée par bans impériaux émanant de l’Atsé assisté de son grand conseil. Certaines provinces, les unes privilégiées, les autres désignées par le sort ou par les circonstances, se relayaient pour veiller à la sûreté de la personne de l’Atsé et contribuer à la splendeur de sa cour. La garde de chaque jour se composait de mille hommes. L’Atsé avait aussi le droit de former, pour son service personnel, un corps de troupe qui ne devait pas excéder quelques centaines d’hommes.

En sa qualité de gardien de la Justice, l’Atsé cassait ou confirmait les arrêts soumis à sa cour, qui était composée de quatre grands juges nommés Likaontes (mesureurs, modérateurs) et de quatre assesseurs nommés Azzages (ordonnateurs, commandeurs), tous héréditaires, mais astreints néanmoins à la confirmation de l’Atsé. Le nombre de ces magistrats a été doublé quelquefois, mais il était presque toujours de huit. Ces huit magistrats formaient le noyau du grand Conseil de l’Empire auquel on adjoignait quelques grands officiers de la maison de l’Atsé, quelques grands feudataires, ainsi que quelques hauts dignitaires ecclésiastiques. La noblesse des Likaontes remontait aux Hébreux, celle des Azzages était d’origine éthiopienne. Le costume de ces magistrats était celui du clergé. De même que l’Atsé, ils ne portaient point d’armes sur leurs personnes, mais on en portait devant eux pour leur faire honneur ; ils devaient résider auprès de l’Atsé et le suivre même à la guerre. Les Likaontes, qui exerçaient vis-à-vis de l’Atsé un droit de remontrances et, en quelques circonstances, celui de veto suspensif, faisaient la répartition des impôts et redevances dus à l’Empereur par les grands vassaux ; les Azzages veillaient à leur perception et à la gestion du domaine impérial, composé de terres de peu d’étendue, éparses dans les provinces éloignées.

On comprend que ce tribunal suprême, composé à la rigueur de neuf juges, pût suffire, même dans un vaste empire, à ses importantes attributions. La richesse nationale était agricole, et l’agriculture s’appuyait sur la forte constitution de la famille, en dehors de laquelle la propriété ne se transmettait que très-rarement. Ce régime excluait l’intervention de l’ autorité civile dans les questions si nombreuses relatives à la propriété.

Chaque citoyen était justiciable, en première instance au moins, de sa famille, qui relevait à son tour de la commune. Il pouvait passer en appel au tribunal supérieur du district ou de la province, et arriver en dernier ressort au tribunal de l’Atsé et de ses Likaontes. Mais les cas étaient rares, où il y eût intérêt à épuiser ces juridictions, car la famille jouissait d’un ascendant tel, qu’à moins d’injustice évidente, c’était affronter l’opinion publique que de faire appel d’un jugement rendu dans son sein.

La femme ne jouissait pas légalement des mêmes droits que l’homme. La terre ne passait en héritage aux femmes qu’à défaut d’héritiers mâles ; dans certaines provinces, l’héritière au premier degré pouvait être déboutée par un héritier mâle du sixième et même du septième degré. De plus, les femmes se mariaient sans dot, et il leur était constitué un douaire, soit préfix, soit coutumier, ou tout au moins un mi-douaire.

Mais le trait caractéristique des constitutions éthiopiennes, ce qui contribuait surtout à prévenir l’encombrement des causes devant les juridictions intermédiaires et la haute cour de l’Empereur, c’est que pour avoir confié la puissance judiciaire à des organes remontant hiérarchiquement jusqu’à l’Empereur, la nation ne s’en était pas dessaisie. L’accusé ou le défendeur avait le droit de choisir son juge, tout Éthiopien étant considéré comme apte à juger en première instance une cause civile, quelquefois même criminelle, à condition toutefois qu’il trouvât des assesseurs pour former son tribunal ; et nul ne pouvait se soustraire à l’obligation qu’imposait une désignation pareille. Aujourd’hui encore, la coutume rend doublement responsable le citoyen qui refuse d’exercer ainsi le pouvoir judiciaire : il est responsable envers l’ayant-droit d’abord des restitutions et dommages-intérêts auxquels eût été condamné le défendeur, et passible même des peines encourues par l’accusé ; il a à répondre, en outre, de son fait de déni de justice. Comme on le voit, c’est l’institution du jury, mais d’un jury responsable, portée à sa dernière limite et fondée sur cette idée, que la notion de la justice n’est point le privilège exclusif des élus de la science judiciaire, mais un attribut de chaque homme, inséparable de sa conscience, et que c’est porter atteinte à cette conscience que de frapper d’interdit sa principale manifestation.

Ce régime judiciaire établit entre les citoyens une solidarité continuelle, soumet la justice à leur contrôle permanent, les porte à connaître leurs droits et leurs devoirs, leur permet de passer toujours par le jugement de leurs pairs véritables, et la loi puise incessamment une sanction et une force nouvelles dans la raison et la conscience publique dont elle suit graduellement les progrès.

Quant à cette obligation de rendre la justice, les Éthiopiens disent qu’elle est pour tout citoyen aussi impérieuse que celle de défendre le pays en danger, l’injustice étant de tous les ennemis le plus redoutable.

 (1) Pour ne pas élever une discussion analogue à la mémorable et malheureuse querelle de Ramus, à propos de la prononciation de la lettre u placée après q, et pour ne pas enfreindre l’usage grammatical qui veut qu’en français le q soit toujours suivi d’un u au commencement d’un mot, j’écris koualla, quoique le k français, comme le kh et le c dur, représente une articulation gutturale que nous ignorons, et qu’il me semble que si j’écrivais qoualla, la lettre q se rapprocherait davantage du k claqué que nous n’avons pas et qu’il faudrait pour mieux figurer la prononciation de ce mot.

(2) Grâce à de puissantes protections, j’ai pu le premier en faire prendre copie, et si je ne fais que mentionner leur existence, c’est qu’elles rentrent plus spécialement dans le cadre d’études que s’est imposé mon frère, à qui je les ai données.

 

                                                                                                               CHAPITRE IV

                                                  CAUSES DE LA CHUTE DE L’EMPIRE. — DÉMEMBREMENT DU POUVOIR IMPÉRIAL. — GONDAR

En adoptant le Christianisme au quatrième siècle, la nation n’aurait rien changé à ses constitutions déjà anciennes. Les forces nationales et leur ordonnance se cimentaient et se confirmaient de génération en génération, sans autres modifications que celles qu’amène naturellement le fonctionnement de toute vie. « Notre pays, disent les traditionnistes, vivait paisiblement sous l’œil de Dieu ; il pratiquait la justice, et nos Empereurs, qui tenaient leur cour de l’autre côté de la mer, dans la terre de Sana, échangeaient des messages avec les rois de l’Inde, de la Chine et du pays des Hébreux, et faisaient sentir leur influence sur les peuples éloignés. Mais, par suite de conseils que nous ignorons, ils s’habituèrent à résider de ce côté-ci de la mer, où un climat meilleur, un territoire fécond et facile à défendre et des populations viriles et bien ordonnées leur assuraient un asile inexpugnable. L’Islamisme naquit ; nos armées durent traverser la mer pour défendre nos antiques possessions contre les enfants d’Ismaël, issu lui-même d’une mère mauvaise. Après de longues luttes, nous perdîmes la terre de Sana. Depuis lors, la mer a été notre frontière orientale, et nous avons vécu chez nous chrétiens et heureux, sans plus intervenir dans les affaires des autres nations. Les pèlerins nous apprenaient que les peuples s’entre-détruisaient autour de la ville de Constantin, où régnaient les Empereurs de Rome. »

S’il faut en croire ces traditionnistes, c’est le Bas-Empire qui aurait inoculé à l’Éthiopie le principe de sa décadence. Des lettrés revenus de Jérusalem et de Byzance étonnèrent le clergé indigène par les subtilités théologiques des Grecs. Ils éblouirent les Atsés par la description des splendeurs et de la toute-puissance des Césars byzantins, et leur inspirèrent l’ambition de les prendre pour modèles. Les Atsés envoyèrent des hommes savants à Alexandrie dont ils reconnaissaient la suprématie spirituelle, pour y étudier les lois du Bas-Empire. Ces hommes en rapportèrent un recueil composé des Pandectes, des Institutes de Justinien et d’une Pragmatique Sanction altérée, dit-on, par les Coptes, en vue de justifier la suprématie de leur siège patriarcal. Ce recueil, traduit en langue guez, ou langue sacrée, donna naissance à une classe d’hommes nécessaires à l’interprétation des textes. Ils se recrutèrent parmi les clercs qu’effrayaient les obligations de la vie cléricale proprement dite, et qu’attiraient la faveur du prince et les bénéfices résultant de leurs fonctions d’organes de la loi.

Pour mettre en œuvre ce nouveau code, les Atsés augmentèrent d’abord le nombre restreint de troupes personnelles que les us leur permettaient d’entretenir. Ils séduisirent les Likaontes et les Azzages, ces premiers intéressés à l’accroissement de la puissance impériale, et se concilièrent le clergé d’autant plus aisément que les docteurs de la loi nouvelle sortaient de son sein.

Toujours d’après la tradition, ces conspirateurs contre les libertés nationales commencèrent à étendre la juridiction des Atsés, en empiétant adroitement sur le droit de justice, qui appartenait encore à tous. Quelques révoltes partielles éclatèrent ; l’Atsé put les étouffer. Mais il fallait rompre l’accord existant entre l’aristocratie et les communes : afin de les désunir, l’Atsé chercha à gagner les Dedjazmatchs et autres grands commandants militaires. Ils relevaient, il est vrai, de son investiture confirmative, mais depuis une époque reculée, ils devaient être choisis parmi les membres de certaines familles, pour lesquelles ces charges militaires constituaient un privilège.

Il prolongea d’année en année leurs pouvoirs, qui n’étaient que temporaires, et dont tous les ans il renouvelait l’investiture, lorsqu’à la fête de l’Invention de la Croix, les troupes des provinces venaient défiler devant lui. Bientôt il leur permit de s’entourer, comme lui, de gardes, et d’entretenir des troupes permanentes ; il leur conféra, comme à ses représentants judiciaires, le droit de justice criminelle dans le ressort de leurs commandements ; et dès lors il eut des alliés d’un bout à l’autre de l’Empire. De paternelle qu’elle était à l’origine, la puissance souveraine était devenue ennemie de la nation.

À l’exemple de l’Empereur, les Dedjazmatchs et autres grands Polémarques eurent chacun une cour et des clercs qui les aidèrent à absorber les juridictions, en démontrant, par leurs interprétations subtiles et captieuses, que tout droit de juger découlait de l’Atsé. Comme les Atsés, ils attirèrent la noblesse à leurs cours, encouragèrent ses désordres et favorisant tantôt les plaintes des communes contre leurs seigneurs, tantôt les plaintes des seigneurs contre leurs communes, ils arrivèrent à désunir la nation et finirent par concentrer en leurs mains la juridiction civile. De gratuite qu’elle était, la justice devint salariée ; les Likaontes, les Azzages et d’autres espèces de missi dominici parcouraient les provinces pour la distribuer au nom de leur maître. Des provinces se révoltèrent : elles furent vaincues et expropriées en masse de leurs droits.

La famille, cet élément essentiel d’ordre et de liberté, était encore dans sa force ; les nouveaux dominateurs l’affaiblirent, en accueillant avidement les plaintes de ses membres contre son autonomie. La loi salique qui l’avait régie jusqu’alors cessa d’être sa règle absolue : les femmes furent admises, comme les héritiers mâles, au partage des terres ; des fiefs même importants tombèrent en quenouille. « Nos femmes, m’ont dit quelques indigènes, ont perdu dès-lors, avec l’esprit de soumission, leur principale vertu ; notre vieux mariage chrétien et irrévocable devint l’exception ; le mariage dotal et accessible au divorce, la règle ; les riches et les nobles, et nos Empereurs eux-mêmes, y ajoutèrent le concubinage. Le discrédit cessa de frapper les bâtards : leur légitimation et l’adoption d’étrangers achevèrent de détruire l’unité et la moralité de nos foyers. La division habita parmi nous. Dès-lors les délateurs ont paru ; les procès se sont multipliés ; la connaissance des lois est devenue une science abstruse, semée d’embûches[1], et a donné naissance à cette classe d’hommes dangereux qui font métier de nous défendre devant nos juges. Nos familles se sont appauvries ; nos communes se sont désagrégées ; les soldats de profession nous ont envahis ; plus de sûreté ni d’abondance dans nos campagnes, et au mot qui désignait le cultivateur on substitua la désignation injurieuse qui prévaut aujourd’hui. L’Empereur était devenu tout, et tout était devenu l’Empereur. »

« Cependant Dieu envoya bientôt des avertissements à nos maîtres. La famille impériale se désunit comme les autres, et l’Empire fut déchiré par des guerres entre prétendants à la couronne. On vit alors s’établir l’usage cruel par suite duquel, à l’avènement de chaque Empereur, tous les agnats impériaux étaient chargés de fers et relégués, leur vie durant, dans quelque mont-fort. Aux plus favorisés on permettait les jouissances matérielles. Ceux qui parvenaient à recouvrer leur liberté se réfugiaient dans les parties désertes du pays, attiraient des partisans en leur promettant le rétablissement de nos anciennes institutions, et quelques-uns ont soutenu de longues guerres qui mirent le trône en péril. »

Il restait à détruire complètement la propriété, gage de la stabilité de la famille. Durant les guerres civiles, les Atsés avaient exproprié de leurs terres des provinces entières ; ils les donnèrent à des colons étrangers ou les rendirent à leurs anciens propriétaires, mais à des conditions serviles, et ils affirmèrent désormais l’idée musulmane, que le territoire de l’Empire appartenait à l’Empereur, et que leurs sujets n’en pouvaient avoir que la jouissance. Bientôt ils les appelèrent leurs esclaves, et, quel que fût son rang ou sa dignité, tout citoyen qui avait à solliciter une faveur ou à réclamer un droit dut se dire l’esclave de l’Empereur.

Le Lik Atskou me racontait qu’un jour les habitants d’une commune éloignée étant venus à l’audience de l’Empereur pour se plaindre de quelque abus, l’empereur, après les avoir écoutés jusqu’au bout :

Voyons, leur dit-il, sur la terre de qui êtes-vous debout, en ce moment ?

Sur celle de Votre Majesté.

Eh bien ! trouvez d’abord dans l’Empire une motte de terre, d’où vous puissiez réclamer sans être sur ma terre : j’examinerai après.

« Les hommes, ajouta le Lik Atskou, sont sourds et aveugles : on leur crie, ils n’entendent pas ; on leur montre, ils ne voient pas, jusqu’à ce qu’un jour un rien leur fasse subitement ouvrir les yeux et les oreilles. Jusque là, dit-on, nos pères n’avaient pas cru à la réalité d’un dépouillement aussi complet. Cette réponse sacrilège répétée partout leur fit comprendre leur abaissement. Nous n’étions plus qu’une nation de mendiants. »

Comme pour accroître ces misères, le clergé qu’on avait réduit au silence en le comblant de biens, se livra avec fureur aux dissensions théologiques. Les dissidents s’appuyèrent sur des partis de mécontents : des guerres civiles éclatèrent, au nom de la religion ; les répressions, envenimées par l’esprit de secte, atteignirent tous les excès de la barbarie, et, ces lugubres répressions accomplies, les Empereurs se faisaient gloire de convoquer des conciles ou des synodes et de décider en maîtres des questions du dogme. La nation était exténuée ; les Empereurs ivres d’orgueil. Il y a trois siècles environ, l’un d’eux, après avoir vu défiler pendant plusieurs jours ses armées, à la revue annuelle, s’écria : « Le monde entier ne me peut pas ! » et il pria Dieu publiquement de lui envoyer un ennemi qui fût à sa taille !

Pendant toutes ces discordes, quelques provinces situées aux extrémités de l’Empire s’en étaient détachées ; entre autres, la province de Harar, située au S.-E. ; elle avait adopté l’Islamisme et s’était donné un roi. Dans la seconde moitié du seizième siècle, un simple cavalier du nom d’Ahmed, au service de ce petit souverain, prit la campagne avec quelques compagnons, comme rebelle contre son prince qu’il accusait d’un passe-droit. Il détroussa les caravanes, arrêta les voyageurs, pilla des hameaux écartés, et sa troupe s’augmenta. Redoutant pour ses méfaits la vengeance de ses compatriotes, il s’éloigna et s’en fut rôder sur les frontières de l’Empire. Il surprit et battit en plusieurs rencontres les troupes du Méridazmatch ou Polémarque du Chawa, qui, s’étant mis lui-même en campagne, fut surpris, vaincu et tué. Les troupes d’Ahmed grossissaient à chaque succès. Pour protéger le Chawa, l’Empereur envoya une armée ; Ahmed la défit en bataille rangée et tua de sa main le Ras qui la commandait. Pour donner à ses entreprises une signification religieuse et attirer du même coup ses coreligionnaires sous son drapeau, Ahmed prit alors, conformément à l’usage arabe, le titre d’Imam, qui signifie champion de la religion. Les chrétiens lui donnèrent le sobriquet de Gragne, qui veut dire gaucher. Il dérouta encore d’autres armées impériales. L’empereur marcha contre lui, fut battu dans une grande bataille, et il fuyait devant son vainqueur, qui le pourchassait de frontière en frontière, exterminant les chrétiens qui refusaient de reconnaître Mahomet, lorsqu’une bande de héros portugais, envoyés au secours de l’Empire chrétien, défit Ahmed Gragne dans une bataille livrée en Begamdir. Ahmed y laissa la vie, et la restauration de l’Empire put s’effectuer.

Les neuf années, dit-on, durant lesquelles Ahmed Gragne ravagea l’Empire furent les plus désastreuses peut-être que la nation eut à traverser. Partout où campait l’Imam, les populations chrétiennes étaient réduites à opter entre l’Islamisme ou la mort. Son armée s’abattait sur une province, la pillait, l’incendiait et passait au fil de l’épée tous les habitants mâles. Partout les églises furent dépouillées ; quelques-unes renfermaient des richesses considérables : on en cite dont la toiture était recouverte de lames d’or. D’autres possédaient des bibliothèques précieuses, monuments des siècles les plus reculés[2], et les plus anciens sanctuaires furent jalousement détruits par le feu. Une portion considérable de la population se réfugia chez les peuples voisins, où elle vécut pour un temps : beaucoup de ces réfugiés s’unirent à des femmes étrangères et donnèrent naissance à des générations, qui ont modifié profondément la physionomie originelle de l’antique race chrétienne[3]. De tous côtés, des bandes d’hommes résolus à mourir au moins les armes à la main, prenaient refuge dans les cavernes et autres lieux-forts qu’offrent si fréquemment les kouallas ; ils y vivaient d’herbes, de racines ou de la viande des animaux sauvages, s’entendaient pour harceler les troupes musulmanes qui, à leur tour, les traquaient comme des bêtes fauves, et, dès que le conquérant se portait sur d’autres points de l’Empire, ils reparaissaient sur les deugas et s’approvisionnaient en dévastant ce qu’avait laissé l’ennemi. Un grand nombre de ces refuges purent se soustraire aux armes des Musulmans. Mais, malheureusement, les monuments nationaux furent détruits à tout jamais. « Gragne ne put nous assujettir, disent les indigènes : il paraissait, rien ni personne ne restait debout devant sa face ; mais tout se redressait contre lui, quand il était passé ; et cet obscur rebelle, ce voleur de grands chemins n’aurait jamais pu faire impression sur nous, si nous n’eussions été divisés et affaiblis déjà par une série d’Empereurs qui nous avaient enlevé les choses de nos pères. »

Sitôt après la mort d’Ahmed Gragne, les populations rentrèrent dans leurs provinces, et ce dut être un étrange spectacle que celui de tout un peuple revenant ainsi d’un exil de plusieurs années et reprenant avec ordre possession de l’héritage de ses pères. En conséquence de leur organisation vivace, dès leur rentrée, les communes se trouvèrent reconstituées régulièrement ; encouragées par le clergé des campagnes, elles se dressèrent devant l’Empereur, reprirent leurs droits, et la lutte recommença aussi vive que jamais. Les querelles religieuses l’avivèrent, et ces populations, quoique réduites, se livrèrent de nouveau aux guerres civiles. Grâce à l’unité de commandement, les partisans du Césarisme éthiopien l’emportèrent encore une fois, et les Empereurs purent opérer sans entraves la restauration de leur pouvoir d’après les formes les plus commodes pour leur omnipotence.

Mais quelque ingénieux que soit un législateur à disposer une société sur un plan préconçu, et quelque puissant qu’il soit, elle échappe toujours en quelques parties à ses prévisions et amène par là l’écroulement de son édifice. L’homme n’invente pas plus une société qu’une langue : il contribue à leur vie ; il les peut modifier ; trop souvent, il ne fait que les corrompre. L’invasion de Gragne était venue au moment où les Dedjazmatchs commençaient à se retourner contre l’Empereur. Celui-ci, ayant maîtrisé encore une fois les communes, disposant à son gré d’une aristocratie décimée et ruinée par la récente invasion, et débarrassé en même temps des craintes que lui avait données la puissance déjà excessive de ses Dedjazmatchs, aurait fait un retour sur lui-même : la solitude de son pouvoir l’effraya ; il dit à ses conseillers :

Le fils de l’homme ne saurait porter seul la toute-puissance.

Mais il n’eut ni la grandeur d’âme, ni la prudence de déposer ses pouvoirs usurpés et de reprendre ceux que lui conféraient les constitutions primitives. Il crut sauver l’Empire par des demi-mesures : il rendit par octroi aux communes une partie de leur autonomie ; mais pour les maintenir dans sa dépendance et en imposer en même temps aux Dedjazmatchs et autres grands Polémarques dont il restreignit le nombre et les attributions judiciaires, il forma des terres qui étaient restées sans maîtres, des fiefs ingénieusement répartis, et les donna par investiture annuelle aux cognats impériaux ou à ses créatures, en les liant à la couronne par une vassalité directe. Il institua à perpétuité un nombre considérable de fiefs de franc alleu, tenus, les uns au service de guerre, les autres à payer un cens annuel ; des terres dites de bouclier, de javeline ou de cavalier, semblables à celles dites Ziamet, Timor ou Kilidj, dans la constitution territoriale turque, et dont le propriétaire doit, en temps de guerre et selon leur étendue, soit un service militaire personnel, soit un certain nombre de fantassins ou de cavaliers équipés. Ces dispositions abritaient la couronne derrière une armée de vassaux directs, la plus nombreuse de l’Empire. Il mécontenta ainsi les communes, par des restitutions incomplètes ; les cognats, par la dépendance où les tenait l’investiture annuelle ; le clergé, par son immixtion dans la gestion des biens cléricaux ; l’ancienne noblesse, par la création d’une noblesse nouvelle, et les grands vassaux par leur amoindrissement.

Malgré les efforts de ses prédécesseurs pour faire prévaloir le code de lois importé du Bas-Empire, la nation n’avait cessé de protester de diverses façons de son attachement à ses anciennes coutumes, et les nombreux essais qu’ils avaient faits d’imposer par la force l’usage exclusif de ces lois n’ayant produit que des résultats éphémères, il s’était établi insensiblement comme un compromis, par suite duquel la coexistence des deux régimes de lois fut acceptée, et les causes étaient soumises à l’un ou l’autre de ces régimes, au choix du défendeur. Seulement, les hommes de loi, conformément à leur principe que toute justice émanait de l’Empereur, prélevaient à leur profit sur les parties qui avaient recours à la justice coutumière, laquelle se rendait gratuitement, les frais et coûts qu’eût amenés le fonctionnement de la justice impériale.

Les Atsés maintinrent l’incarcération perpétuelle des agnats impériaux ; ils s’habituèrent à continuer d’année en année le pouvoir aux princes cognats : pour plusieurs même, ils laissèrent s’établir une sorte d’hérédité. Pour mieux assurer leur pouvoir en augmentant l’influence de leur famille, ils établirent que les princesses de leur sang conféreraient la noblesse à leurs maris, ainsi qu’à leurs enfants. Le mariage civil et soumis au divorce prévalait de plus en plus ; l’émancipation légale de la femme avait accru les désordres dans les familles ; les princesses impériales surtout donnaient les plus scandaleux exemples d’immoralité, se mariaient et se démariaient, et finissaient par se contenter du concubinage. Les enfants issus de ces associations étant dépourvus d’apanages proportionnés à leur noblesse, avaient recours aux libéralités du souverain. Les décorations, les titres surtout se multiplièrent, perdirent leur prestige, et propagèrent à la fois l’insolence et le servilisme. Sur plusieurs points de l’Empire, les communes aidées de leurs fidèles alliés, le clergé et l’aristocratie des campagnes, entreprirent encore une fois la revendication de leurs droits. Elles furent réprimées cruellement et perdirent leurs dernières franchises. Tous les pouvoirs dépendirent du caprice impérial ; la hiérarchie ne fut plus que fictive ; une égalité servile régna pour tous.

Mais en vertu de ce principe qui veut que les pouvoirs accumulés s’altèrent et communiquent leur corruption à leurs dépositaires, les Atsés se dépravèrent, et la dissolution de l’Empire progressa rapidement. Par condescendance pour l’opinion publique, et comme pour faire illusion à leur peuple, les Empereurs affectaient de respecter quelques-unes de ses anciennes libertés. Selon la coutume, l’Empereur n’était réellement le maître que sur une grande route ; dès qu’il posait le pied sur la terre d’une commune, il devait obéissance à la loi de cette commune et soumettre ses volontés aux officiers communaux. Les Atsés suivaient hypocritement cet usage et donnaient lieu quelquefois à des incidents semblables à celui du moulin de Sans-Souci, faisant croire ainsi à une liberté et à une justice qui n’existaient plus. Ils maintenaient aussi auprès de leur personne un Akab-Saat, officier chargé de rester debout auprès de l’Empereur quand il mangeait ou quand il buvait, et de lui arrêter même la main, dès qu’il jugeait que son maître dépassait les règles de la tempérance. L’Atsé ne prenait pas un repas, sans que l’Akab-Saat fût présent ; on citait des cas où cet officier avait saisi la coupe. Mais les orgies impériales finissaient fréquemment par des exécutions.

Plusieurs vastes provinces de l’empire, telles que l’Innarya et le Kafa, le pays des Djindjerous, le Sennaar, une partie du grand Damote, le pays des Gallas-Azabos, avaient profité des suites de l’invasion musulmane, pour s’affranchir de leur vassalité à l’empire et se constituer en États indépendants. Les Empereurs, trop occupés des discordes civiles pour les faire rentrer dans l’obéissance, se contentèrent d’exercer vis-à-vis d’elles une suzeraineté qui de nominale devint fictive ; ils se faisaient donner néanmoins le titre de Rois des Rois. D’accord avec leurs Likaontes et leurs clercs-légistes, ils promulguaient des rescrits, des ordonnances et des lois, statuaient sur les dogmes et discréditaient la religion et le clergé en faisant prononcer l’excommunication contre les infractions, même légères, à leur autorité. Bientôt ils se livrèrent sans frein aux plus iniques extravagances. On raconte que l’un d’eux, rentrant dans son camp et voyant l’enceinte où étaient ses tentes, imparfaitement palissadée, manda le chef dont les troupes avaient exécuté cette corvée, et, pour compléter la clôture, le fit lier avec quelques-uns de ses hommes, pour servir de palissade vivante. La nuit, les hyènes les dévorèrent, pénétrèrent auprès de la tente impériale et mangèrent quelques gardes et le cheval favori de l’Empereur, qui craignit pour lui-même et cria au secours. Les traditionnistes ajoutent que le lendemain le monstre déposa le sceptre et s’en alla, sous l’habit religieux, mourir dans un koualla désert, où, au jour anniversaire de son dernier crime, on entend encore, dans la nuit, les hurlements des hyènes, les cris des victimes et un tumulte semblable à celui d’un camp bouleversé.

Un autre, pour se réfugier contre les remords et expier ses crimes, s’en alla s’asseoir en un lieu écarté et fit construire autour de lui un mur circulaire, sans porte ni fenêtres, et recouvert d’une voûte ; on pratiqua dans le mur épais une seule lucarne, par laquelle, sans pouvoir le voir ni en être vu, on lui passait le pain et l’eau. Parfois des visiteurs compatissants l’appelaient ; il leur tenait des discours émouvants dont on rapporte encore des lambeaux. Il vécut ainsi plusieurs années. Un jour, comme il ne répondait pas, on démolit ce sépulcre, et on trouva son corps dans l’attitude d’un homme qui prie.

Les stupides tyrannies des Atsés provoquèrent rébellions sur rébellions. Ils avaient nié la liberté, nié jusqu’à la propriété et n’avaient plus devant eux qu’une nation émiettée, qui ne leur offrait plus aucun appui contre les partis. Comme pour précipiter l’agonie de l’Empire, des tribus Ilmormas s’enhardirent et entamèrent les frontières au S.-E., prirent pied et s’étendirent rapidement dans le Wollo et dans le grand Damote, pendant que de tous côtés les autres frontières se morcelaient au profit de peuplades païennes ou musulmanes.

Les Atsés devinrent le jouet de leurs Polémarques, dont la plupart tenaient à la famille impériale par le sang ou par leurs alliances. Déshabitués depuis longtemps de présider à la guerre, du fond de leur palais de Gondar, ils faisaient insidieusement ressurgir le fantôme des libertés communales et s’ingéniaient à opposer entre eux l’aristocratie, le clergé et les Dedjazmatchs, dont ils subissaient de plus en plus les insolences croissantes. Enfin un Ras ou Polémarque du Tigraïe vint à Gondar avec son armée, détrôna l’empereur Joas, le fit étrangler et intronisa son successeur. Pendant quelques années encore les Ras, Dedjazmatchs et Polémarques de tous grades s’entre-heurtèrent autour du palais impérial, intronisant et détrônant leurs créatures.

Vers la fin du dernier siècle, un flot victorieux porta l’Atsé Tekla Guiorguis sur le vieux trône : il s’y cramponna et jeta la confusion parmi ses adversaires. On put croire qu’il ferait revivre le prestige de sa famille : son intelligence cultivée, les charmes de sa personne, son audace et ses libéralités lui acquirent pendant quelque temps une prépondérance incontestable. Le peuple, qui voyait avec chagrin l’humiliation de son antique famille souveraine, espérait qu’il ferait appel aux anciennes constitutions. Comme me l’ont souvent répété les indigènes, on se serait rallié autour de lui, et les princes, les Dedjazmatchs et tous les aventuriers militaires, qui s’entrebattaient pour le pouvoir, auraient été réduits au silence. Plus d’une fois les hommes d’une commune se sont rendus, la nuit, en troupe, au camp de l’Empereur, et là, faisant entendre le cri d’usage, sinistre et suppliant, qui annonce que des opprimés réclament justice, ils interrompaient le sommeil de l’Atsé et lui disaient : — Ô notre père, que Dieu prolonge tes jours, et que nos conseils ne t’attristent pas, car nous te sommes soumis. N’aie pas peur : le Roi de tes ancêtres sera avec toi. Ne t’a-t-il pas revêtu de notre pays comme d’un vêtement de force ? Sois rassuré et dis seulement : « Je vous rends les constitutions de vos ancêtres ; » et pour les faire revivre, tes peuples se dresseront comme une forêt sans fin, où disparaîtront tous les voleurs de pouvoirs, ces vautours !

Et ces conseillers dévoués disparaissaient avant le jour.

Mais Tekla Guiorguis n’osa pas, et une dernière coalition le précipita du trône.

Comme beaucoup de ceux qui, à quelque degré qu’ils se trouvent de la hiérarchie sociale, ont eu à porter le poids de la chute de leur famille, l’Atsé Tekla Guiorguis, que les indigènes regardent comme leur dernier Empereur, avait quelques-unes de ces vertus maîtresses nécessaires à un bon souverain.

Dieu, ajoutent-ils, le choisit comme victime, pour qu’on ne pût douter qu’il punissait en lui ses coupables prédécesseurs.

Cependant, il répugnait à la nation de se fractionner et de se départir de son ancienne forme de gouvernement impérial. Les coalisés victorieux mettaient en avant la nécessité de restaurer le vieux droit coutumier, et, à l’instigation de leur principal chef, le Ras ou Polémarque du Tigraïe, ils choisirent pour Atsé un agnat impérial d’une nullité notoire ; et le laissant dans Gondar sans revenus, sans gardes et sans autorité, ils se retirèrent dans leurs provinces, désunis et comme honteux de leur victoire. Quant aux grands vassaux qui avaient combattu avec l’Empereur détrôné, les uns étaient tombés en captivité, les autres, sous la conduite des chefs du Gojam, ayant pu regagner leurs gouvernements, s’y fortifièrent dans l’attente des événements ; les Dedjazmatchs restés neutres suivirent cet exemple, et au printemps, l’Éthiopie se trouva toute hérissée d’hommes en armes. La restauration de l’ancien Empire avec les coutumes servait de mot d’ordre aux coalisés et à leurs adversaires. Mais, aux lueurs des premiers incendies, les masques, tombant, ne laissèrent apparaître que convoitises et ambitions personnelles. Malheureusement, le peuple était en haleine de guerre ; les provinces se ruèrent les unes contre les autres et donnèrent le triste spectacle de partis qui s’entre-déchirent au nom de l’ordre et de la justice dont les représentants sincères manquaient partout. Ces partis ne tardèrent pas à se fractionner, à se multiplier, et la guerre civile fut endémique. De localité à localité, les communications devinrent dangereuses ou cessèrent tout-à-fait : le commerce, les échanges journaliers ne se firent plus que les armes à la main ; et pendant que Ras, Dedjazmatchs et chefs à tous les degrés s’alliaient, se trahissaient et se heurtaient au centre de l’Empire, les incursions étrangères en rétrécissaient encore les frontières. Les paysans ne s’occupant plus que de combat ou de pillage, la culture des terres fut abandonnée ou laissée aux femmes et aux enfants ; des famines contribuèrent au dépeuplement ; les hernes, ou terres abandonnées, s’étendirent de plus en plus ; les bêtes féroces prenaient la place des habitants ; les troupeaux disparaissaient, et des bandes de soldats sans maîtres, espèces de miquelets, prêts à passer au service du plus offrant, épouvantaient le pays par leurs sauvages excès. Ce fut alors, dit-on, qu’on substitua au terme générique désignant le militaire, l’homme de guerre, le mot Wattoadder qui le désigne aujourd’hui, et dont l’étymologie signifie un homme sans feu ni lieu. On s’égorgeait aux cérémonies funéraires, aux mariages, devant les tribunaux, aux portes des églises ; le parjure et toutes les violences devinrent les moyens ; les jouissances immédiates, l’unique but ; et comme une société, si bas qu’elle soit tombée, a besoin pour vivre, de quelques vertus, au milieu de ce débordement de tous les appétits mauvais, le bien se mêlait au mal, et des éclairs d’héroïsme illuminaient fréquemment ces sinistres perspectives. La conscience publique se pervertit promptement au spectacle des accouplements de vertus et de crimes. S’il faut en croire les Éthiopiens, ils se seraient accoutumés, dès cette époque seulement, à établir avec la morale de déplorables compromis qui n’excitent plus chez eux aujourd’hui que la réprobation de quelques austères penseurs, toujours rares en tous pays.

Le clergé séculier, de son propre aveu, avait contribué puissamment, par ses erreurs et son indiscipline, à disloquer l’Empire ; mais la catastrophe accomplie, il reprit le sens de sa haute mission. Frappé dans ses richesses, devenues excessives, il se réfugia dans son domaine trans-terrestre, combattit toutes les injustices par ses anathèmes et se rangea résolument du côté des opprimés.

L’insécurité étant devenue générale, les populations s’habituèrent à déposer leurs valeurs mobilières dans les monts-forts, dans les cavernes fortifiées et surtout dans les villes et bourgs dont les églises jouissaient du droit d’asile, et où se réfugiaient aussi, dans les moments les plus difficiles, les femmes, les enfants, les vieillards et les infirmes des campagnes. Ces asiles, sans remparts, sans garnison, et d’accès facile, n’avaient, pour gardien et défenseur, que le clergé de la paroisse, présidé par un abbé que nommait le Dedjazmatch. Ils servirent de dernier abri au droit, à l’enseignement, à l’industrie et au commerce ; les foires et marchés hebdomadaires ne se tinrent plus que dans leur enceinte, sous la juridiction de l’abbé, laquelle s’étendait sur tout homme ayant posé le pied en deçà des limites de l’asile et couvrait également la personne du faible, de l’opprimé, du malfaiteur et du criminel. Cet état de choses, qui subsiste encore aujourd’hui, mettait souvent en présence les abbés et les puissants du dehors ; le droit d’hébergement exercé par les soldats du Polémarque de la province, les dépôts de légalité contestable, les délinquants de toutes sortes, les meurtriers, les déserteurs ou les transfuges donnaient souvent lieu, de la part des chefs militaires, à des réclamations contre la juridiction cléricale. L’abbé et son clergé n’avaient à opposer à leurs prétentions que des armes spirituelles, et les représentations faites au nom du droit, de la légalité et de l’opinion publique. En général, ces ecclésiastiques se faisaient maltraiter, parfois même tuer, plutôt que de livrer ce qu’on leur demandait : ils s’écriaient : « Vouons nos corps au tranchant de l’épée ! » En sa qualité de suzerain de l’abbé, le Dedjazmatch décidait de la légalité de ces réclamations, qu’il avait quelquefois provoquées lui-même indirectement. L’abbé, accompagné de son clergé et muni des emblèmes du culte, comparaissait devant la cour de son suzerain, défendait ses droits, et il n’était pas rare que, tournant son accusation contre son suzerain lui-même, il le sommât de descendre de son siège pour ester en justice. Celui-ci nommait alors un mandataire, remontait sur son alga et chargeait un de ses soldats de conduire les parties à Gondar, devant le tribunal des Likaontes. J’ai plus d’une fois assisté à des débats de cette nature ; j’ai vu ces gens d’Église, faibles et sans armes au milieu d’hommes de guerre, plaider au nom du droit, flétrir les convoitises menaçantes de la soldatesque qui les entourait, invoquer éloquemment la réprobation contre de puissants adversaires, et les amener à désavouer eux-mêmes cette force qui faisait leur orgueil.

Dans les cas de violation manifeste d’un asile, le clergé régulier s’émouvait ; les religieux les plus vénérés quittaient leurs solitudes, rassemblaient le clergé des paroisses, allaient dans les camps, et généralement ils obtenaient justice. Lorsque le vrai coupable était le Dedjazmatch, ils l’amenaient à résipiscence, sinon ils l’excommuniaient, menaçaient ses serviteurs de l’anathème, s’ils continuaient à le servir, mettaient la province en interdit, et, secourus par les religieux des provinces voisines, soulevaient contre lui la réprobation nationale. Les cas les plus dangereux, heureusement peu communs, étaient ceux où quelques-unes de ces bandes de soldats, passant du service d’un Dedjazmatch à celui d’un autre, recevaient l’hospitalité pour une nuit, et faisaient naître quelque prétexte pour piller les citadins. Les religieux sommaient alors le Polémarque de la province, sous peine d’excommunication, de poursuivre les violateurs, et enjoignaient à tout chrétien de leur refuser l’eau, le feu, la nourriture, l’abri, et de désigner le chemin qu’ils avaient pris. Pour éviter de périr par le fer, les coupables se dispersaient ordinairement devant l’animadversion générale. Justice faite, ces ermites, parmi lesquels on voyait souvent la personnification héroïque des vertus chrétiennes et de la conscience publique, s’en retournaient à leurs déserts, laissant derrière eux une trace bienfaisante.

On ne peut s’empêcher de reconnaître chez ces religieux, séparés de l’unité chrétienne par le fait plutôt que par la volonté, une piété et des vertus incontestables ; leur détachement, leur dénuement de tout ce qui excite les convoitises des hommes, leur donnent un ascendant, accru souvent du souvenir de leur vie passée. On trouve parmi eux beaucoup d’hommes appartenant aux premières familles, d’anciens notables, des soldats ou des chefs célèbres, qui, à la suite de quelque grand chagrin ou d’un retour subit sur eux-mêmes, ont quitté famille, dignités, rang, fortune et jusqu’à leur nom, pour prendre l’habit religieux et aller vivre d’austérités dans les cavernes ou les hernes les plus sauvages. Quelques-uns s’entourent, pour disparaître, de précautions telles que leurs meilleurs amis perdent leur trace, jusqu’au jour où ceux-ci, frappés par quelque infortune, un chevrier, un pâtre ou quelque paysan leur apporte de la part d’un moine inconnu des encouragements et des conseils trahissant une vieille intimité. Quelquefois une catastrophe publique leur fournira l’occasion de reconnaître, parmi des religieux accourus au secours de quelque principe social, celui dont ils regrettent la perte depuis des années. Ces ermites se présentent quelquefois dans les camps, où, la veille encore, les trouvères chantaient leurs exploits militaires, leurs actes de folle générosité, et l’on comprend avec quelle émotion leurs anciens compagnons d’armes ou leurs anciens adversaires les revoient, dépouillés de tout l’appareil qui faisait leur recherche et leur orgueil, et leur entendent dire : « Ô frères, qui êtes encore dans le rêve dont nous sommes sortis, nous vous en supplions, ouvrez un instant les yeux et considérez ce qui nous amène. »

Bien avant la chute de l’Empire, le clergé séculier, par la double raison de son origine presque exclusivement plébéienne, et de cet esprit de véritable liberté qu’inspire le christianisme, se prononça énergiquement en faveur des communes, qui, grâce aussi au concours que leur demandaient les chefs de guerre, reprirent dans plusieurs provinces l’usage de leurs libertés. De plus, par son enseignement de l’histoire, du droit écrit, de la grammaire, de l’éloquence et de la théologie, le clergé maintint une morale chrétienne, les vertus civiques qui en découlent, la pureté de la langue, les traditions et l’esprit national.

On a vu qu’à l’exemple du Bas-Empire, et encouragé par quelques Empereurs, le clergé s’était adonné aux subtilités théologiques ; il n’avait pas tardé à se diviser ; l’ignorance s’était accrue et le peuple éthiopien, doué d’un instinct religieux vivace, s’était partagé en trois sectes principales, sur les rivalités desquelles s’étaient entées plus tard les rivalités politiques. C’est ainsi que le clergé a attisé les guerres civiles, ébranlé dans l’esprit du peuple le respect de son enseignement, et qu’en portant atteinte à son propre prestige par les irrégularités de sa conduite, suite immanquable de son indiscipline et du désordre des pouvoirs sociaux, il s’est privé de la force nécessaire pour empêcher qu’il ne s’introduisît dans les mœurs certaines tolérances contraires à la moralité de la famille, qui défigurent aujourd’hui la physionomie chrétienne de ce peuple. Mais une réunion d’hommes ne commande pas longtemps les vertus, sans les pratiquer elle-même. Le clergé aurait sans doute perdu tout prestige comme l’Empire, s’il n’eût produit une succession d’hommes d’élite, défenseurs sincères du bien, représentants des plus hautes vertus cléricales et civiles, qui lui ont maintenu jusqu’aujourd’hui une certaine autorité, la seule qui ait survécu aux désastres, et autour de laquelle se groupent encore les éléments de la vie sociale. C’est lui qui recueille dans ses maisons, et sous le porche de ses églises, les malades, les infirmes et les blessés ; qui amène les réconciliations et préside aux traités de paix ; qui se montre presque partout le champion de l’opprimé et fait entendre aux puissants des avertissements salutaires. Il prodigue, il est vrai, les excommunications, au point d’en atténuer l’effet, mais il ne cesse du moins d’entretenir le culte du droit, de la justice et de la morale, et de sonner le tocsin en leur nom.

Pendant que le Tigraïe, le Begamdir, l’Idjou, le Gojam et le Wara-Himano, se combattaient pour la prépotence, entraînant les autres provinces dans des alliances temporaires, dictées par les intérêts du moment, seul, le Chawa, avec ses annexes, séparé du reste de l’Éthiopie chrétienne par les Ilmormas du Wallo, vivait en paix. Le Polémarque de cette province portait le titre de Méridazmatch. Le dernier qui en avait été régulièrement investi, s’en étant déclaré roi, dès la chute de l’Empire, avait pu léguer le pouvoir à sa famille ; et, pour empêcher ses héritiers d’allumer la guerre civile par leurs rivalités, à l’exemple des Empereurs, il avait fait adopter l’usage de tenir en captivité perpétuelle tous les parents mâles du prince régnant. Mais quoique le Chawa fût la seule portion de l’ancien Empire, où l’autorité eût une base un peu stable, les espérances nationales se concentraient ailleurs.

Les derniers Atsés avaient pris l’habitude de donner en apanage au Ras bitwodded ou Grand Connétable, la province du Begamdir et ses dépendances, comprenant tout le pays borné au Nord par la chaîne de collines où est situé le col de Farka, à l’Ouest par le lac Tsana, au Sud par l’Abbaïe et son grand affluent le Béchelo, et à l’Est par le Takkazé. Sa position centrale, ses avantages au point de vue stratégique, le caractère belliqueux de sa population nombreuse, son voisinage de Gondar et le précédent établi en faveur de sa suprématie, contribuèrent à faire de cette province comme la capitale politique de la nation et le point de mire de toutes les ambitions. Aussi fut-elle conquise successivement par les Polémarques du Tigraïe, du Gojam, du Wara-Himano et de l’Idjou ; le vainqueur se faisait nommer Ras bitwodded par le titulaire de l’Empire, qui croupissait dans le palais démantelé de Gondar, ou bien, plaçant quelque nouvel agnat sur ce trône dérisoire, il s’inclinait devant sa propre créature et se relevait Grand Connétable.

Vers la fin du siècle dernier, le chef d’une famille musulmane de l’Idjou, nommé Gouangoul, Ilmorma d’origine, s’empara de l’autorité dans sa province ; son fils Guelmo lui succéda, puis Ali, surnommé Tallag (le Grand). Celui-ci soumit les provinces de Tohelederi, Dawont, Kallou et Delanta, voisines de l’Idjou ; il marcha contre le Begamdir et le conquit en une seule bataille, sur une armée cinq ou six fois plus nombreuse que la sienne. Dédaignant de se faire nommer Ras, il s’intitula Imam ; en conséquence, il voulut imposer l’Islamisme à ses sujets du Begamdir, mais cette tentative faillit le perdre ; il y renonça ; et après quelques années de règne qu’il passa toujours à cheval, guerroyant contre ses rivaux, il mourut, recommandant à sa famille de respecter la foi de son peuple. Cette famille fut refoulée en Idjou où elle maintint son indépendance pendant quelques années, sans pouvoir ressaisir le Begamdir d’une façon durable ; un accident de la fortune le rendit à Gouksa, troisième successeur d’Ali-le-Grand. Pour se faire mieux agréer de ses sujets, Gouksa adopta le christianisme, mais resta, dit-on, musulman par ses sympathies. Prudent, cauteleux, rancunier, économe, habile à dissimuler et à contenir ses ennemis les uns par les autres, il dut, quoique peu guerrier, faire très-souvent la guerre, et, grâce à son habileté à choisir ses lieutenants, elle tourna constamment à son avantage. Son règne d’une trentaine d’années fut regardé comme un règne de paix, de sécurité et d’ordre relatif.

Dès le début des guerres civiles, la noblesse et les paysans avaient uni leurs intérêts ; le clergé leur était acquis, et les communes s’étaient réveillées de leur léthargie ; la noblesse combattit pour elles, et les paysans soutinrent leurs seigneurs, lorsque ceux-ci opposaient quelque résistance aux volontés des Dedjazmatchs. La féodalité reprit de la force de l’union sincère de ses deux éléments essentiels.

Afin de mieux réduire ses sujets, Gouksa s’appliqua, comme les Empereurs, à désunir les paysans et les nobles ; mais il s’y prit en sens inverse. Les Empereurs avaient rendu la noblesse insolente en favorisant son luxe et ses empiétements sur les communes ; à l’exemple d’Ali-le-Grand, Gouksa affecta au contraire une simplicité égalitaire et une rusticité de mœurs, qui flattaient le peuple et provoquaient les dédains de la noblesse. Au lieu d’employer les sommes provenant des impôts à augmenter le luxe de sa cour, il les entassait dans ses monts-forts. Il aviva les rivalités entre les chefs des grandes familles, afin de se ménager des prétextes de les réprimer et de réduire leurs prérogatives. Il tint le clergé à l’écart des affaires, usa envers lui de formes respectueuses, mais ne laissa échapper aucune occasion de discréditer ses principaux membres par une indulgence dédaigneuse. Lorsqu’il crut avoir gagné le peuple, il résolut de déposséder ouvertement la noblesse et inaugura cette politique par un ban resté célèbre, qui a fait donner à la dynastie de Gouangoul et d’Ali-le-Grand le nom de dynastie de Gouksa. Ce ban était ainsi conçu :

« Entends, pays, entends, entends ! Que l’épée décide contre les ennemis de notre maître ! La terre est à Dieu ; l’homme n’en saurait être qu’usufruitier. Il la féconde par ses efforts ; il passe ; la terre l’engloutit et reverdit au soleil. Qu’est-ce qu’un propriétaire dont l’objet est plus fort que lui ? Détenteurs de terres nobles et tenanciers de fiefs, il n’y a pas de droit de suzeraineté héréditaire. Dieu le donne à qui il lui convient ; il me l’a donné, à moi, Gouksa ! Je suis le seigneur du sol : toute terre relève de moi, et c’est moi seul qui la dispense à mon gré ! Femmes nobles et seigneurs, tenanciers de fiefs, présentez-vous ; je confère rang et investiture ! Que ceux qui ne m’aiment pas s’éloignent dès cette heure ! Laboureurs, labourez ; trafiquants, continuez votre trafic. C’est moi qui suis votre droit et votre force ! Hommes et femmes nobles, cavaliers et gens de guerre, venez vous ranger autour de moi ! »

On comprend difficilement que Gouksa ait osé proclamer ainsi par ban, en Begamdir, où sa puissance n’avait aucune racine, et où les populations étaient encore frémissantes, que le droit de propriété était révocable. Mais que ne peut-on pas faire d’un peuple divisé ! Gouksa avait eu soin de faire répandre la croyance qu’une certaine classe de propriétaires faisait seule obstacle à la bonne administration de ses États et au bonheur régulier des cultivateurs, et que ses sujets seraient heureux, le jour où ils deviendraient tous égaux devant lui. Cette classe se composait des propriétaires de terres allodiales, nobles ou roturières, parmi lesquelles les unes étaient censables, les autres censéables. Ces propriétaires formaient la classe la plus indépendante de la nation et la plus nombreuse après celle des laboureurs, dont ils partageaient les préoccupations et les intérêts, et dont souvent même ils épousaient les filles. Malgré le droit d’aînesse, l’admission de plus en plus fréquente de la femme à l’héritage territorial tendait à restreindre leurs héritages, et, par la modicité croissante de leur fortune, à les faire rentrer dans la catégorie des paysans, à la circonstance près que leurs terres restaient allodiales, quelquefois même saliques. Cet état de choses leur donnait sur le paysan une influence qui leur permettait de l’entraîner à résister avec eux aux exactions des seigneurs de grands fiefs que les empiétements des Atsés avaient rendus amovibles, et qui, depuis la chute du trône, tenant leur investiture annuelle des Dedjazmatchs, étaient devenus les instruments de leurs maltôtes. D’autre part, ils étaient les meilleurs soldats des Dedjazmatchs et Polémarques ; la plupart servaient quelques années, ne fût-ce que pour acquérir l’expérience des affaires et ce relief que confère aux yeux du peuple la qualité d’ancien militaire ; beaucoup vivaient dans les cours des Dedjazmatchs, où ils occupaient les plus grandes charges. Depuis la chute de l’Empire, cette classe d’hommes qui formait comme le cœur de la nation, a fourni un grand nombre de chefs de guerre célèbres et de Polémarques. En assimilant leurs terres allodiales aux terres de fiefs amovibles, Gouksa augmentait ses revenus d’un chiffre considérable et brisait la dernière et la plus redoutable résistance que le Begamdir pût opposer à la domination d’une famille impatiemment supportée, surtout à cause de son origine et de ses traditions musulmanes.

Le paysan applaudit : il ne sentait pas encore que cette mesure égalitaire empirait sa situation, puisqu’elle lui enlevait ses derniers défenseurs, qui allaient naturellement grossir le nombre de ses tyrans, les anciens titulaires de grands fiefs dont les Atsés et les Polémarques avaient déjà fait des exacteurs en rendant leur existence précaire. Ces derniers représentants de la véritable noblesse territoriale indépendante crurent prolonger leur existence en se prêtant à leur propre abaissement. Il y a manière de faire accepter aux hommes ce qui leur est le moins profitable, et ces possesseurs de fiefs inaliénables, de terres libres à divers degrés, devinrent les courtisans de Gouksa. Une première année, il maintint le statu quo, en confirmant les investitures aux titulaires ; puis, tous les ans, sous quelque prétexte, il en dépouilla un certain nombre, et, à la fin de son règne, il avait ruiné ou dispersé les grandes familles de ses États, dépossédé les seigneurs et notables qui lui portaient ombrage, augmenté considérablement ses revenus, annulé l’action politique du clergé, rétréci les libertés des communes, tout en augmentant leurs impôts, et concentré presque tous les pouvoirs en ses mains.

Les Polémarques de sa mouvance suivirent son exemple, ainsi que les Polémarques du reste de l’Éthiopie, à l’exception, toutefois, de ceux de l’Agaw-Medir, du Damote et du Gojam. Ces provinces, gouvernées par des princes cognats de la famille impériale, conservèrent, en grande partie, les libertés traditionnelles. Quant à la province de l’Idjou, berceau de la dynastie de Gouksa, chaque fois que ses maîtres ont voulu attenter à ses franchises, elle a répondu par des rebellions énergiques, et c’est jusqu’à ce jour le pays de l’Éthiopie où le peuple jouit du plus de liberté. Presque partout ailleurs, le sort des populations fut livré à l’arbitraire d’un système féodal mutilé en ce qu’il pouvait avoir de bon. Les nobles dépossédés se firent tous soldats de fortune ; les Polémarques mirent de l’émulation à les retenir à leur service, au moyen de dignités et d’investitures annuelles, et ces seigneurs temporaires exploitent et pressurent aujourd’hui à ruine les contribuables de leurs fiefs sans avenir pour eux. La rapacité de ces tyranneaux pousse les cultivateurs à un désespoir tel, que parfois des communes entières préfèrent abandonner leurs terres et émigrer dans les États voisins. À la mort ou à la chute du Polémarque, ils reprennent leurs héritages, si le règne de son successeur est plus équitable. Ceux qui se sentent de l’énergie s’enrôlent dans les bandes de soldats, préférant à la servitude de la vie des champs, les périls et l’indépendance de la vie militaire, et dans chaque province, le camp du Polémarque regorge de soldats turbulents et avides, vivant gaîment au jour le jour, tandis que les contribuables des villes, et surtout ceux des campagnes, vivent furtivement, en proie à toutes les craintes, et réduits à ruser pour dissimuler même leur pain quotidien. La puissance des Polémarques est elle-même précaire : sujets aux retours qu’entraîne la fréquence des guerres, aux trahisons de leurs alliés, aux désertions de leurs soldats, peu d’entre eux peuvent se vanter d’avoir reçu le pouvoir de leur père, presque aucun n’est assuré de le léguer à son fils. Quelque soldat de fortune, parti quelquefois des rangs les plus humbles, recueille son héritage.

Comme on l’a vu, d’après la constitution antique, le droit de justice n’émanait pas des Atsés ; ils l’exerçaient, il est vrai, mais dans des cas définis et rares ; ils en étaient surtout les gardiens, les dépositaires. La nation exerçait ce droit elle-même : le chef de famille, la commune, les tribunaux improvisés entre citoyens, la noblesse territoriale, représentaient autant de juridictions, qui dispensaient ordinairement d’avoir recours au tribunal suprême des Atsés, et, quoique vaincue, après une lutte contre eux, plusieurs fois séculaire, pour la conservation de ce droit, la nation n’a jamais perdu complètement l’habitude de l’exercer. Les Polémarques, qui avaient tout fait pour accaparer ce droit au bénéfice des Empereurs, eussent voulu le garder pour eux-mêmes, lorsque l’Empire tomba ; mais, à cause de la nature précaire de leur autorité, ils n’osèrent pas affronter en ce point jusqu’au bout le sentiment intime de leurs sujets ; les circonstances leur vinrent bientôt en aide.

Les communes reprirent leur juridiction primitive ; mais lorsque des conflits s’élevèrent entre elles, comme il ne se trouvait plus aucun pouvoir judiciaire intermédiaire entre elles et le pouvoir central représenté désormais par les Dedjazmatchs, ou autres Polémarques, héritiers de fait, et chacun dans ses États, du pouvoir impérial, elles comprirent alors la faute qu’elles avaient commise en laissant déraciner ce qui restait de la noblesse territoriale, et elles durent subir en tout la juridiction des Polémarques. Ceux-ci empiétèrent de plus en plus, jusqu’à absorber toutes les causes entre citoyens, en répartissant toutes les communes de leurs États en fiefs qu’ils distribuaient annuellement à leurs hommes d’armes. Chaque Dedjazmatch, depuis ce temps, entretient quelques hommes de loi, pour interpréter au besoin le texte du code de Justinien ; mais, si ce n’est pour les causes criminelles, il est rare qu’on y ait recours, ce recours dépendant des parties qui se réclament presque toujours des lois coutumières. Les Polémarques et leurs délégués jugent d’après elles, mais, à l’exemple des hommes de loi des Empereurs, ils prélèvent des frais de justice, qui ruinent les plaideurs et constituent leurs principaux bénéfices. Dans les causes civiles, ces frais montent souvent jusqu’à la moitié des valeurs en litige. Depuis que la justice coutumière a cessé d’être gratuite, sa vénalité est devenue notoire. Néanmoins ces tribunaux dégradés subissent encore la pression de la conscience publique, qui leur apparaît comme un fantôme et donne encore assez souvent le spectacle consolant des embarras de la force injuste aux prises avec le droit et la faiblesse qu’elle opprime. Il s’est bien trouvé, tantôt dans une province, tantôt dans une autre, quelques Polémarques qui se sont efforcés de relever l’autorité de la justice et de la morale. On cite parmi eux, le Ras Woldé Sillassé, qui gouverna le Tigraïe pendant plus de vingt ans ; les Ras Haïlo et Méred, Gouverneurs du Gojam et du Damote ; le Dedjadj Sabagadis, en Tigraïe ; le Ras Haïlo, dans le Samen, et plusieurs Polémarques de moindre importance dont la mémoire est bénie. L’action de ces hommes de bien, quoique bornée à l’étendue de leurs domaines, a exercé néanmoins sur le reste du pays une influence salutaire. Malheureusement, dans la longue lutte que le droit indigène avait soutenue contre le code byzantin, il avait subi des altérations dans ses parties essentielles, celles qui règlent la famille, la propriété et le mariage : la famille est restée démantelée ; le mariage et la propriété n’ont plus rien de stable, et n’était l’esprit chrétien planant au-dessus de cette nation désorientée, et qui, bien qu’altéré, l’illumine encore quelquefois, elle aurait atteint depuis longtemps le dernier degré de la déchéance et de l’abaissement.

Comme dans toute société anarchique, la carrière des armes offre le seul refuge à ceux qui ont souci de leur dignité ; aussi les camps renferment-ils, à quelques exceptions près, l’élite de la nation. Les cognats de la famille impériale dont le nombre est grand, se font presque tous soldats. Leur origine leur assure la considération, et, pour peu qu’ils déploient des qualités personnelles, les plus brillantes perspectives s’ouvrent devant eux. De cette classe sont sortis la plupart des Ras, Dedjazmatchs ou autres Polémarques remarquables, comme aussi les femmes les plus célèbres par leur beauté, leur esprit et, il faut le dire aussi, par leurs désordres. À ces princes et princesses on donne le titre qualificatif de Waïzoro, de même qu’aux agnats impériaux des deux sexes, et leurs concitoyens traitent encore avec une déférence marquée ceux qui ont droit à ce titre, quoiqu’ils l’aient vulgarisé en le donnant à presque toutes les femmes, tout comme en Europe on l’a fait de Madame.

Les agnats impériaux ne pouvaient avoir aucune dotation territoriale. Ils ne possédaient la terre que par héritage maternel ou du chef de leur femme, et dépendaient, par conséquent, des libéralités de l’Empereur régnant. La chute de l’Empire les a mis dans un dénuement complet. Les plus dignes et les plus heureux sont ceux qui vivent de la culture d’un matrimoine d’ordinaire fort restreint. D’autres ornent de peintures les murs des églises ou les livres de piété, ou copient des livres d’heures, les relient même ; d’autres encore sculptent de petits objets en bois ou peignent des diptyques. Ils vivent petitement du produit de ces industries, les seules qui, aux yeux de leurs compatriotes, ne les fassent pas déroger. D’après la croyance populaire, quand la famille impériale aura satisfait à la justice divine par son humiliation prolongée, un de ses membres relèvera, avec le trône de ses ancêtres, les anciennes lois et les constitutions, et les malheurs de la nation auront leur terme. Par suite de cette croyance, aucun chef ne voudrait accepter dans ses troupes un prince agnat. Aussi, parmi ces princes, ceux qui laissent soupçonner quelque ambition ou quelques qualités supérieures, sont-ils les plus malheureux. Les hommes au pouvoir étouffent leur fortune par tous les moyens et les réduisent à se considérer heureux de pouvoir s’assurer le pain quotidien. La principale ressource de ces agnats consiste actuellement dans les aumônes qu’ils reçoivent de quelques Dedjazmatchs. Quelques-uns se tiennent à l’affût des événements politiques et se font comme les clients de quelque Polémarque, tel que celui du Tigraïe, du Begamdir, du Samen ou du Gojam, dans l’espoir de leur voir acquérir un jour la prépotence, à l’abri de laquelle ils pourront remplacer le simulacre d’Empereur qui siège à Gondar.

Sahala Dinguil, dont je venais de guérir la femme, et qui portait le titre d’Atsé depuis quelques années déjà, lors de mon entrée dans le pays, avait été deux fois détrôné, sans bruit, par son patron le Ras Ali, Gouverneur de Begamdir, dont relève la ville de Gondar ; mais, chaque fois, il avait été rétabli dans sa majesté dérisoire, grâce à la croyance populaire que tant qu’il serait Atsé, il ne devait y avoir ni peste ni famine, et que la famille de Gouksa se maintiendrait au pouvoir.

Gondar, dernière capitale de l’Empire, a été fondée par l’Atsé Facilidas, peu de temps après l’expulsion de la Mission portugaise. Quelques érudits indigènes prétendent que le mot gondar n’est autre que le mot tigraïen, qui signifie ténia ; les savants gondariens repoussent avec indignation cette étymologie et font observer que dans l’idiome Félacha, encore parlé dans quelques villages aux environs de la ville, dar signifie gouvernement et gon, côte. À l’appui de cette explication, ils comparent à un os costal le prolongement montueux qui, partant du mont Atanaguer, s’avance vers le S. en dominant la plaine de Dambya, dont il est séparé par les ruisseaux Angareb et Kaha, lesquels se joignent au Magatch, un des principaux tributaires du lac Tsana. C’est sur le sommet plat de ce prolongement que Gondar est assise, avec ses dix-neuf églises ; les indigènes affirment qu’elle en contient quarante-quatre, mais ils comptent celles des faubourgs presque abandonnées et toutes du côté de l’Est. De quelque côté que l’on arrive, on ne découvre Gondar que lorsqu’on en est déjà près. Les hauts murs blafards du palais impérial frappent d’abord la vue ; le ton bistré des maisons basses et couvertes en chaume, les larges espaces hérissés de ruines, les églises blotties çà et là, dans leurs bosquets d’arbres élancés et verts, le ciel toujours bleu, l’atmosphère limpide, les alentours nus et accidentés, tout concourt à donner à la ville une physionomie attrayante, paisible et réjouie, malgré son délabrement. Le sol rocheux et couvert de pierres n’offre aucun vestige de ces travaux habituels en Europe, dans les centres populeux, tels que fontaines, aqueducs, égouts, enceintes, places régulières, promenades et édifices décoratifs ; il est raviné par les eaux pluviales ; la nature de ses rugosités dénote partout que des mains industrieuses n’ont jamais cherché à le modifier, et que les hommes y ont posé mais non fixé leurs demeures. Du reste, la féodalité semble être peu favorable à la formation de grandes villes : sous ce régime, la famille constituée fortement, offre partout un abri et un aliment au besoin de sociabilité ; de plus, l’homme ne prenant de valeur que par la terre, c’est dans les campagnes que s’établissent les ambitieux, les puissants et les forts ; les villes restent alors le refuge des déclassés, des artisans et de la population flottante et de peu d’importance.

Les quartiers les mieux conservés sont : au S., non loin du palais, le quartier dit de l’Itchagué et le Salamgué ou quartier musulman, situé au pied de la colline en dedans de l’Angareb et du Kaha ; à côté se trouve une place où se tient un marché important de mules et de chevaux. Au S.-E., le quartier de Dinguiagué (pays de pierres), habité par les trafiquants chrétiens ; à côté se trouve aussi une grande place irrégulière et pleine de roches, où se tient un marché hebdomadaire important. Au N., et au pied du mont Tegraïe-Mutchoaya, le quartier de l’Aboune ou légat du patriarche copte d’Alexandrie, à demi séparé de la ville par un ravin profond ; et près du palais, la maison du Ras bitwodded ou Grand Connétable, joli castel en ruine, surmonté d’une tour. À l’E., le quartier de Bâta. Au N.-O., au-delà du Kaha, sur la lisière d’une petite plaine, le faubourg ombreux de Kouskouam, où l’on voit les jolies ruines de l’église, de l’habitation et de la grande tour bâties à la chaux, vers 1720, par l’Itiégué Mintwab, femme et mère d’empereur, célèbre par ses vertus autant que par sa subite fortune ; on découvre au S. la plaine de Dambya, et au loin, à l’E., le bord du plateau du Wogara. Les autres quartiers épars au milieu des décombres sont insignifiants.

Le faubourg de Kouskouam n’est habité que par des cultivateurs. Le quartier de Bâta tire son nom de sa grande église investie du droit d’asile et renommée par son clergé nombreux, instruit et remuant ; il est surtout habité par des cultivateurs aisés ; en temps de troubles, les paysans y déposent de préférence leurs réserves de grains. Le quartier de l’Aboune, habité par quelques trafiquants et de petits propriétaires, jouit également d’un droit d’asile, peu respecté lorsque le légat est absent, mais qui, lorsqu’il y réside, attire une population indécise composée de réfugiés, de clercs et d’étudiants. Les trafiquants chrétiens forment presque à eux seuls le quartier de Dinguiagué. Le Salamgué, habité exclusivement par des musulmans, tous trafiquants ou tisserands, passe pour la réunion mercantile la plus considérable de l’Éthiopie par ses relations lointaines et ses richesses en numéraire. Ce quartier, un des plus populeux de la ville, en est cependant le moins salubre, tant à cause de sa situation basse, du voisinage immédiat de l’Angareb et du Kaha, que des épidémies qu’y apportent souvent les caravanes d’esclaves. Le quartier de l’Itchagué, le plus peuplé de tous, est en quelque sorte comme le cœur de la ville. Il doit son importance à son droit d’asile qui est presque toujours respecté. Le Dedjadj Oubié, le Ras Ali, et beaucoup de leurs notables, y possédaient des maisons où ils amassaient des provisions, et où leurs partisans se réfugiaient en temps de disgrâce. Ce quartier, ceint d’un haut mur, est peuplé de gens de toutes les classes : on y trouve des princes et des seigneurs déchus ou réduits au repos par l’âge ; des femmes de hauts personnages venues pour faire leurs couches ou pour s’abriter avec leurs enfants, pendant que leurs maris sont en expédition ; des femmes divorcées ; des matrones célèbres par leurs aventures, leur beauté passée ou leur esprit ; quelques trafiquants, des moines, des religieuses, des nécessiteux, des soldats mutilés, des rebelles, des voleurs de grande route et des meurtriers ; des gens fuyant la vindicte des lois ou les persécutions ; quelques artisans et même quelques musulmans, car le clergé éthiopien recueille et protège sans distinction dans ses asiles les nationaux, les étrangers ou les ennemis de sa foi.

L’Atsé, dépouillé de tout pouvoir et de toute autorité, vivait abandonné dans l’isolement de son palais ; néanmoins, la salle des plaids, de loin en loin, retentissait de la voix des avocats, qui, grâce à l’empire des us et coutumes, venaient plaider en dernier appel quelques procès d’une nature spéciale, devant l’antique tribunal suprême, présidé par l’Atsé, et composé comme on sait des quatre Likaontes et de leurs quatre Azzages, auxquels s’adjoignaient dans certaines occasions quelques prud’hommes de la ville.

L’Itchagué, chef révocable du clergé régulier, était nommé par le Ras Ali, sur la présentation du clergé ; sa juridiction attirait à Gondar des abbés et des moines des provinces éloignées, ainsi que beaucoup de membres du clergé séculier. Toutes les causes civiles qui prenaient origine dans son quartier ressortissaient également de sa juridiction ; quant aux causes criminelles, instruction faite, il les renvoyait en cour du Ras.

L’Aboune partageait avec l’Itchagué la juridiction sur le clergé séculier, et exerçait également le droit de basse justice sur les habitants de son quartier.

Le Négadras (tête des trafiquants), chef de la gabelle, jugeait au civil tous les musulmans du quartier dit Salamgué ; quant au criminel, il instruisait les causes et renvoyait en cour du Ras. Il connaissait également des causes commerciales entre chrétiens et musulmans, et de tous les délits contre la douane. Ce fonctionnaire, ordinairement musulman, était nommé pour trois ans par le Ras, auquel il payait une ferme en échange de la perception des droits de douane.

La ville avait aussi un Gouverneur qui prenait le titre spécial de Kantiba : il était nommé chaque année par le Ras, et était chargé de la police de toute la ville, de la direction des marchés et de la perception de certains impôts ; il recrutait pour ce service une troupe dont le chiffre variait de soixante à trois cents lances.

Gondar, un des centres commerciaux les plus importants, est également un centre d’industrie. La simplicité des besoins des Éthiopiens ne rend nécessaire qu’un nombre restreint de métiers : des tisserands, tous musulmans, des corroyeurs, des maroquiniers, des lormiers, des forgerons et des fabricants de javelines, de sabres et de couteaux ; des selliers, des sandaliers, des relieurs, des clercs, copistes et apprêteurs de diphthère ou parchemin grossier ; des gainiers, et tous ceux qui cousent le cuir ; des orfèvres, des fondeurs et ouvriers en cuivre ; ceux qui brodent les pretintailles pour les selles des mules ou les amulettes que portent les femmes, les hommes et les chevaux, comme aussi ceux qui brodent en soie de couleur les stoles ou longues chemises des femmes, leurs burnous et ceux des prêtres ; des fabricants de boucliers, des charpentiers, des tourneurs, ceux qui mettent en bois les carabines, ceux qui façonnent les cornes à boire, les femmes qui confectionnent des ustensiles de vannerie faite en paille et celles qui font du bouza, de l’hydromel et de l’eau-de-vie pour la vente de détail. La poterie est faite par les femmes félachas ou juives, et leurs maris maçonnent en bousillage ; ces sectaires sont établis dans les villages aux environs de la ville. L’industrie de potier est partout frappée d’infamie, ainsi que celle de tisserand, de corroyeur et d’ouvrier en fer. Tous ces ouvriers travaillent chacun pour leur compte, mais avec mesure. Lorsque le désir de voyager les prend, ils vont s’établir dans d’autres villes ou se laissent embaucher par les seigneurs ou les princes et font quelquefois le tour de l’Éthiopie à la suite des armées.

Le clergé de Gondar fournit toujours quelque célèbre professeur de grammaire, de droit ou de théologie, qui attire les étudiants de provinces éloignées. Ces étudiants se partagent en deux classes : l’une d’hommes de tout âge se destinant à la vie monastique ; l’autre, plus nombreuse, composée de jeunes gens aspirant à la prêtrise ou à la cléricature. Ils manifestent envers leurs professeurs cet attachement profond, qui existait dans l’antiquité et le moyen-âge entre les maîtres et leurs élèves ou disciples. Il est touchant de voir les soins pieux dont ils entourent leurs professeurs, qu’ils choisissent librement ; l’émulation qu’ils mettent à les servir en toutes choses, et l’on ne peut s’empêcher de regretter que ce culte filial, qui n’est que la reconnaissance envers ceux qui se consacrent à nous enseigner à penser, à croire, à vivre enfin, se soit refroidi parmi nous. Beaucoup de ces étudiants mendient leur subsistance, fabriquent des parasols en roseau et en cœur de jonc, ou bien se louent une partie de la journée pour divers services. Des anachorètes, désireux de s’édifier sur quelque point de dogme, viennent se réfugier pour quelques jours dans les églises les moins fréquentées ; en tout temps d’ailleurs, on voit en ville beaucoup de moines mendiants et gyrovagues.

La ville de Gondar, grâce à sa situation centrale, à la présence des deux plus grands dignitaires de l’Église d’Éthiopie, grâce aux lumières et à la prépondérance de son clergé, à sa vigilance à maintenir son droit d’asile, à ses deux marchés hebdomadaires, à son commerce, à ses diverses industries et enfin à la puissance de la tradition, se maintient, depuis l’abaissement du pouvoir impérial, comme une sorte de terrain neutre où les hommes de tous les partis se rencontrent, et quoique les arbitres de l’état politique n’y résident plus, elle n’en reste pas moins moralement la véritable capitale de l’Éthiopie. La population, que Bruce évaluait à 30,000 âmes, est aujourd’hui de 11 à 13,000 ; en temps de trouble, cette population s’accroît de réfugiés dans la proportion d’un tiers environ. Comme la ville est assise sur un terrain d’une altitude moyenne, situé entre les basses terres et les hauts plateaux, on y jouit d’une température assez douce dont la moyenne est de 20° centigrades.

En arrivant en pays étranger, le voyageur est tout d’abord impressionné par la nouveauté des choses extérieures. Malgré leur vivacité, ces sensations s’atténuent d’ordinaire et s’effacent peu à peu, surtout s’il séjourne et pratique lui-même les mœurs nouvelles ; et c’est en fixant et en coordonnant ces premières impressions avec les observations qu’il aura faites dans la suite, qu’il arrivera à déterminer le mieux la véritable physionomie du peuple qu’il étudie. Les allures de la population gondarienne saisissent de prime abord par leur caractère biblique ; elle apparaît ce qu’elle est en réalité : impressionnable, hasardeuse, nonchalante, vaniteuse, légère parfois, factieuse, pleine d’humour, et presque toujours avenante et charitable.

Le matin, elle est réveillée par les chants religieux ; dans chaque église, il ne se dit qu’une messe ; elle est chantée et commence bien avant le jour. Dès cette heure, les affligés et les dévots courent à l’office ; les autres n’y vont qu’au moment de la consécration : au soleil levant. Les jours de fête, les fidèles visitent plusieurs églises, surtout celle de Saint Tekla-Haïmanote, qui possède les reliques vénérées de ce saint.

L’horizon s’éclaire à peine, que tous, aux portes, dans les rues et aux carrefours, échangent le salut du matin. Les travaux et les affaires commencent partout ; les voyageurs, les soldats de passage se mettent en route ; les pâtureurs, au pied des collines, réunissent les vaches, les veaux et les bêtes de somme qu’on voit dévaler dans toutes les directions ; des femmes et des jeunes filles, munies d’amphores, descendent ça et là, en babillant, puiser de l’eau au Kaha et à l’Angareb, où sont déjà établis des hommes à demi-nus, lavant leurs toges et celles de leur famille, en les piétinant dans l’eau. Sur la place du marché, les acheteurs assiègent l’étal des bouchers, les chiens se hargnent autour, au-dessus plane une volée d’éperviers guettant l’occasion de happer quelque lambeau de viande ; des enfants, encore engourdis de sommeil, se rendent à l’école ; les oisifs, les nouvellistes de profession, groupés aux carrefours, épluchent déjà les nouvelles, brocardent les passants ou bien confèrent d’un air de mystère, selon que les temps leur paraissent calmes ou difficiles.

Bientôt, le soleil devient incommode ; chacun rentre chez soi pour la grande affaire du déjeuner, et Gondar redevient silencieuse jusqu’à deux ou trois heures de l’après-midi.

Les Éthiopiens observent plusieurs jeûnes longs et rigoureux, indépendamment de celui du mercredi et du vendredi. En temps de jeûne, les offices ne commencent pas avant deux ou trois heures de l’après-midi, et les habitants attendent, pour faire l’unique repas de la journée, que les carillons aient annoncé la communion.

Ne connaissant ni sablier, ni clepsydre, ni horloge d’aucune sorte, ils divisent la journée en six parties qui ont leurs dénominations consacrées, d’après la hauteur du soleil sur l’horizon. Le clergé et les hommes instruits usent d’une chronométrie un peu moins grossière : le dos au soleil, ils mesurent, par semelles et demi-semelles, la longueur de leur ombre. La durée quotidienne de chacun de leurs jeûnes équivaut à tel nombre de semelles et demi-semelles ; quelques-uns se prolongent jusque peu avant le coucher du soleil.

Pendant les longues matinées du mercredi et du vendredi, Gondar présente sa physionomie la plus animée. Les églises restent ouvertes : on y voit, au milieu de désœuvrés et de chercheurs d’aventures, des vieillards, des femmes, des soldats et des clercs faisant leurs méditations, leurs prières ou causant paisiblement à l’ombre des arbres du pourtour. Vers huit heures, les habitants se portent aux divers plaids de l’Atsé, de l’Itchagué, de l’Aboune, du Négadras, du Kantiba ou des prud’hommes : les délibérations de quelque importance et les procès étant remis de préférence à ces jours. Comme les maisons n’offrent que très-peu de salles spacieuses, la plupart du temps, ces plaids se tiennent en plein air ; l’été, juges et assistants sont ordinairement munis de parasols. Ceux que les incidents judiciaires intéressent moins, vont badauder chez les ouvriers en réputation, où se réunissent quelques nouvellistes, des soldats et des étrangers. Les réunions choisies se tiennent chez l’orfèvre, le sellier et quelquefois chez le forgeron ; la préoccupation de ces ouvriers est de se défendre des importuns, mais ils n’y réussissent guère. L’un a quelque chose à faire à sa bague, à l’ornement de son bouclier, à son amulette, ou bien deux points seulement, dit-il, à sa selle ; l’autre, un ardillon ou une javeline à redresser ou quelque brèche à faire disparaître de son sabre ou de sa faucille ; si l’on veut seulement lui confier un outil, il le fera lui-même. Les ouvriers cèdent à ces instances et perdent ainsi leur temps, sans autre bénéfice que l’espoir de s’achalander par ces complaisances, tout en égayant leur travail des conversations qui s’établissent chez eux. Les hommes les plus considérables ne dédaignent pas de se rendre à ces cercles où se répètent les bons mots, les anecdotes, les scandales, les récits des derniers événements ; où l’on fait la description des modes nouvelles, l’énumération des qualités et des défauts de tel cheval, de telle femme ; où l’on discute les héros d’amour, ceux de guerre et parfois même des points de théologie, pendant que les plus affamés s’assoupissent sur place ou vont dormir chez eux en attendant l’heure de rompre le jeûne. À mesure que l’ombre s’allonge, on entend les voix plaintives des moines, des lépreux et des étudiants, mendiant de porte en porte au nom du saint du jour, du Remède du monde (Jésus-Christ), de Saint Tekla-Haïmanote ou de Notre-Dame-de-Miel (la Sainte Vierge).

Les ecclésiastiques, en toge bien nette et en turban blanc, s’empressent vers leurs églises, où les clercs chantent déjà les offices à tue-tête. Les enfants sortent des écoles en criant. Aux divers plaids, les avocats plaident leurs derniers moyens, s’efforcent de retenir encore l’assemblée ; les juges s’empressent de prononcer la sentence ou la remise à huitaine. Le travail cesse partout. Sur les chemins qui conduisent à la ville, on voit arriver les voyageurs à pied, à cheval, et des femmes à la file, courbées sous des charges de ramilles ou de petit bois qu’elles ont passé la journée à ramasser. Le tintement des cloches annonce la fin des offices ; les rues se dépeuplent ; chacun s’est réfugié chez soi, pour y prendre sa première gorgée, son premier morceau. Il est quatre, cinq ou même six heures du soir. Les animaux reviennent des pacages et se dispersent joyeusement pour rentrer au logis, les bêtes de somme hennissant, les vaches beuglant à l’approche de leur géniture.

Tels sont les derniers bruits de la journée. Quelquefois, une bande de soldats arrive en logement : les habitants rentrent et barrent leurs portes ; la rue reste aux étrangers et à ceux qui se sentent disposés à la querelle.

Les premières clameurs partent ordinairement des maisons des courtisanes ou de celles des femmes qui débitent le bouza ou l’eau-de-vie ; les gens du Kantiba tentent quelquefois de rétablir l’ordre, mais lorsque les étrangers sont trop nombreux ou qu’ils relèvent de quelque favori du Ras, on les laisse s’arranger avec les habitants.

Après un peu de bruit, on finit par s’entendre et répartir les étrangers en logement.

Le soleil disparaît ; la ville se repose ; seuls, les détrousseurs ou les coureurs d’aventures se glissent dans l’ombre ; bientôt, les hyènes leur succèdent, et, si l’on se réveille pendant la nuit, on n’entend que leurs hurlements sinistres mêlés à leur rire étrange.

 

  1. On comprend que dans un pays où la justice se rendait gratuitement, et où la connaissance de la loi était assez répandue pour permettre à chaque citoyen de remplir les fonctions de juge ou de défendre sa propre cause, la profession d’avocat, conséquence de l’introduction d’un nouveau régime légal, ait été accueillie défavorablement. Les avocats éthiopiens se recrutent parmi les hommes d’une réputation équivoque. Ils se font redouter par l’adresse avec laquelle ils aggravent les moindres accusations et égarent leurs adversaires dans les dédales de la chicane. Ils ne craignent pas de se porter comme délateurs ou comme dénonciateurs publics ; ils s’enrichissent, mais leur richesse passe pour n’être pas durable, et il n’est pas rare, du reste, qu’ils succombent sous la main de quelque victime de leurs accusations. Les Waïzaros ou nobles, et les gentilshommes, mettent de l’amour-propre à plaider leurs causes eux-mêmes et à plaider, gratuitement bien entendu, celles de leurs concitoyens inhabiles à présenter eux-mêmes leur défense. J’en ai vu se préoccuper, au détriment de leurs propres affaires, de la défense d’un accusé devant un tribunal, où le hasard les avait conduits. La qualification d’avocat appliquée à un homme qui ne fait pas métier de plaider est regardée comme une injure qui rend passible de dommages-intérêts.

  2. Je dois à l’obligeance d’un bibliophile, M. Gustave Grandin, la communication d’un Traité fort rare publié au dix-septième siècle, et dont voici un extrait :

    «… Muleasses, Roy de Tunis, avait érigé une très-splendide bibliothèque, au rapport de Louis d’Urreta, qui assure que Mena, Empereur d’Æthiopie, ayant entendu que l’armée de l’Empereur Charles V emportait cette despouille, il donna charge à des marchands égyptiens et vénitiens pour l’achepter à quelque prix que ce fût. Lesquels accomplirent une partie de son dessein, car, ils en obtindrent plus de trois mille, qu’ils lui envoyèrent. Ce prince les reçeut avec une grande ioye et les envoya incontinent dans la Bibliothèque Royale des Abyssins. Laquelle à présent ne cède à celle d’Alexandrie pour le nombre de ses livres ; selon Paul Iouc et Henry de Sponde, évesque de Pamiers, en ses Annales sacrez l’an 1535, num. 22… (Du Roy de Tunis, pages 50, 51.)

    Louis Urreta, Espagnol, asseure qu’au monastère de Sainte-Croix, au mont Amara, il y a trois bibliothèques très-amples. Lesquelles contiennent dix millions cent mille volumes escrits en beau parchemin et conseruez dans des estuis de soye. Cette grande et imcomparable multitude de livres (comme l’on croit) commença d’être ramassée par Makada ou Nicaula, Reyne de Saba, et Melilek, son fils, qu’elle eut de Salomon. Duquel on dit que les œuures y sont conseruées avec celles d’Enoch, Noé, Abraham, et Job et des autres S.S. Pères : comme il appert par le catalogue fait par Antoine Bricus et Laurent Cremones. Lesquels par le commandement du pape Grégoire XIII et la prière du cardinal Guillaume Sirlet purent visiter ce miracle du Monde, pour les livres, que l’on appelle en langue Æthiopique ASSABRARIA. C’est une chose et très-digne de remarque que la pratique qui se prit dans le couronnement des Empereurs des Abyssiens ; qui est le don qu’on leur fait des clefs de cette Bibliothèque Royale du Mont Amara, pages 51, 52. »

    (Traicté des plus belles bibliothèques publiqves et particvlières, qvi ont esté, et qvi sont à présent dans le monde. Divisé en deux parties. Composé par le P. Lovys Jacob. À Paris, chez Rolet Le Duc, rue Saint-Jacques, près la Poste. M. DC. XLIV. Avec privilége du Roy.)

  3. En Europe, où les besoins et l’attirail de la vie se sont multipliés, on conçoit malaisément que des communes entières puissent effectuer de longs voyages et vivre longtemps à l’étranger, sans se dissoudre. J’ai été à même de voir fréquemment, sur une échelle réduite, ces migrations de communautés, et la constance avec laquelle elles gardaient leur organisation dans les pays, où elles avaient à vivre, m’a souvent donné lieu d’admirer ces effets de l’autonomie communale.

                                                                                                                      CHAPITRE V

                                                                 LE ROI DU CHAWA. — DABRA TABOR. — LA WAÏZORO MANANN. — LE RAS ALI.

De Moussawa à Gondar, j’avais voyagé plutôt comme géographe que comme ethnologue. Les Éthiopiens me paraissaient barbares, ignorants et peu dignes d’intérêt, si ce n’est par quelques traits de mœurs bibliques qu’ils ont conservés plus qu’aucun autre peuple de l’Orient. Leur langue n’étant point absolument inconnue en Europe, je jugeai qu’il me serait inutile de l’apprendre, un drogman intelligent suffisant à mes rapports avec eux. À Gondar, ces opinions commencèrent à se modifier. Le Lik Atskou parlait l’arabe ; vieilli dans la magistrature, il se plaisait à m’expliquer le train des hommes et des affaires ; mes préventions se dissipaient, mes yeux se dessillaient, et ses compatriotes m’intéressaient chaque jour davantage. Sentant que je m’étais mépris sur leur compte, je dédaignai moins de me rapprocher d’eux en me conformant à leurs habitudes. Mes habits européens s’usaient à vue d’œil ; je me décidai à revêtir une toge, et quoique je fusse loin de savoir me draper dans ce vêtement, de tous peut-être le plus difficile à porter, je m’aperçus qu’il me valait de la part de tout le monde, même de mes domestiques, un abord et des façons plus convenables. La curiosité souvent blessante qui se manifestait à mon aspect fit place à l’inattention ou à des démonstrations polies. Je dus reconnaître la puissance de la forme qui, même dans ses manifestations les plus futiles en apparence, influence les hommes, les captive ou les éloigne. Plus tard, les Éthiopiens m’ont dit maintes fois : « Si tu retournes dans ton pays, l’habitude que tu as contractée de nos mœurs civilisées te fera trouver tes compatriotes bien barbares. » Plus d’un peuple entretient une vanité analogue, et presque tous se sentent flattés qu’on se conforme à eux.

Quelques jours avant le départ de mon frère, trois soldats de la garde de Sahala Sillassé, Polémarque héréditaire du Chawa, étaient arrivés à Gondar, en mission confidentielle. Surpris par les pluies, ils avaient dû hiverner chez le Lik Atskou, qui entretenait des relations amicales avec leur maître.

Les ancêtres de Sahala Sillassé avaient pu, grâce à la transmission héréditaire de leur pouvoir, étendre les frontières de leur État, surtout du côté du Sud, aux dépens de populations païennes et peu aguerries. Ils avaient aussi amassé de grandes richesses ; leur cour était la plus opulente de l’Éthiopie, et le Chawa passait pour être la province la plus populeuse et la plus sagement gouvernée. Afin d’augmenter son influence, Sahala Sillassé entretenait des intelligences et étendait ses libéralités jusqu’à Gondar et même jusqu’à Adoua. Cependant, les trois envoyés de ce prince ne faisaient que maigre chère à Gondar ; quelques notables, qui avaient eu part aux libéralités de leur maître ou qui espéraient s’en attirer, les invitaient bien de temps en temps à dîner, mais leur ordinaire chez le Lik Atskou se ressentait de sa parcimonie habituelle. Un jour, mon drogman me conta leurs doléances ; je les conviai chez moi et ne tardai pas à leur fournir régulièrement le vivre et le couvert. Quand la décrue des eaux leur permit de repartir pour leur pays, je leur fis un petit cadeau à chacun, et je leur remis quelques boîtes de capsules pour leur maître, qui en manquait, m’avaient-ils dit.

Environ un mois après, cinq nouveaux envoyés m’arrivèrent avec une belle mule et une esclave de race gouragué, dont Sahala Sillassé me faisait présent. Le plus âgé s’inclina devant moi, la poitrine découverte en signe de respect, puis, se redressant avec assurance, il me dit :

Mon Seigneur m’a chargé de vous faire entendre ces paroles :

« Je te salue, quoique étrangers l’un à l’autre et je te salue encore. Tu dois être fils de bonne mère ; je ne te louerai donc pas de ta libéralité envers mes hommes délaissés par ces Gondariens que j’ai si souvent gratifiés ; mais je désire que tu me mettes à même de reconnaître tes bons procédés. On me dit que tu projettes d’aller en Innarya ; je suis assez puissant pour t’y faire conduire en sûreté. En tout cas, puisque tu as quitté ton pays pour visiter les peuples de la terre, tu ne saurais traverser l’Éthiopie sans voir la cour d’un prince comme moi, de même qu’il convient que j’y attire un chrétien venu de si loin. J’ai fait prévenir de ton passage le Ras Ali et les chefs du Wallo ; tous te protégeront en mon nom. Reçois cette esclave : elle te servira fidèlement ; quant à la mule, qu’elle te fasse voyager sans fatigue. Ces présents n’ont de valeur que comme signe manifeste du salut que je t’envoie. Viens au plus tôt ; je saurai combler tes souhaits. Tu trouveras dans mon royaume le meilleur blé de l’Éthiopie, les meilleurs chevaux et des hommes de bonne souche, braves à la guerre, sages au conseil et disposés à traiter en frère l’ami de leur maître. »

Mon drogman répondit selon l’usage :

Que Dieu continue le bonheur à votre maître !

Et après un repas copieusement arrosé d’hydromel, ils se retirèrent.

Quelques jours après, ils m’annoncèrent que, leurs affaires étant terminées, ils attendaient que je me misse en route avec eux. Je leur dis que, pour le moment, mes projets m’entraînaient ailleurs, et que je remettais à un autre temps l’honneur de saluer en personne leur prince ; qu’en ma qualité de voyageur, je devais me restreindre le plus possible ; qu’une mule et une esclave me deviendraient un surcroît ; que je les leur rendais, mais que je gardais précieusement ma reconnaissance pour leur maître et que je les priais de lui faire agréer ma réponse, n’ayant rien désormais à redouter plus que d’encourir le déplaisir d’un si puissant prince.

En me quittant, ils m’assurèrent que Sahala Sillassé finirait bien par m’attirer en Chawa.

Cependant, je me lassais de mon inaction forcée. Le printemps s’écoulait, et la caravane pour l’Innarya, à laquelle je comptais me joindre, remettait indéfiniment son départ, à cause de certaines rumeurs inquiétantes : le pays se préoccupait de moins en moins, il est vrai, des dangers d’une invasion de troupes égyptiennes, mais quelques princes semblaient se préparer à la guerre.

J’appris un jour que le Dedjadj Gabrou, frère et chef de l’avant-garde du Dedjadj Conefo, venait d’arriver dans sa maison du quartier de l’Itchagué. Il m’envoya un soldat pour me dire de me présenter chez lui ; le message, fort laconique du reste, finissait par ces mots : « Sache, ô Turc, qu’il y a à gagner à me servir, car je suis celui qu’on nomme Gabrou. »

Cette forme me parut d’autant plus blessante qu’à Gondar, où l’on ne connaissait des Turcs que leurs vices, l’appellation de Turc passait pour injurieuse.

Je fis répondre évasivement. Bientôt, je reçus un second message moins brutal, puis un troisième ; enfin, je vis arriver un homme âgé, à manières conciliantes, chargé de m’amener à la volonté de l’impatient Gabrou. Cet homme me dit que depuis la bataille contre les Turcs, son maître, qui s’y était signalé, croyait que tout étranger au teint pâle devait appartenir à la nation turque ; que d’ailleurs, il était malade, jeune, impétueux, et que je devais excuser son inexpérience et l’orgueil bien naturel que lui inspiraient son rang et ses succès militaires.

J’acceptai les explications de ce médiateur et je promis ma visite pour le lendemain.

Dès le matin, Gabrou m’envoya saluer courtoisement ; dans l’après-midi, je me présentai et je fus introduit sans attendre. Il était à demi couché sur un alga, au fond d’une pièce obscure, pleine de ses hommes d’armes, debout ou accroupis à terre, et conversant entre eux. Il fit lever d’un signe deux notables assis sur un escabeau, au pied de son alga (lit sans panneaux), me fit asseoir à leur place et se mit à presser mon drogman de questions sur mon compte. Celui-ci, rusé et spirituel musulman, avait le don de se concilier son monde ; il intéressa le personnage et me donna l’occasion de l’observer à mon aise.

Le Dedjadj Gabrou pouvait avoir vingt-huit ans ; ses traits fins et accentués dénotaient une intelligence vive et se prêtaient merveilleusement, malgré leur sévérité, à un sourire d’un grand charme ; son front large et fuyant, son regard mobile et incisif, son cou long et nerveux, ses membres souples et élégants, la mâle brusquerie de ses gestes, tout semblait concorder avec le courage téméraire, la prodigalité, la susceptibilité fantasque, la générosité, les habitudes indisciplinées et les mœurs licencieuses qu’on lui attribuait. Paysans et citadins regardaient son passage comme un fléau ; les hommes de marque se garaient de lui ; le Ras redoutait sa présence à causes des dures vérités que Gabrou lui avait dites ; la Waïzoro Manann ne l’admettait plus chez elle ; il était l’épouvantail des femmes et l’idole de la soldatesque. Sa toge défaite laissait à découvert tout le haut de son corps ; il était couché sur le côté, la tête appuyée sur sa main ; un jeune et beau soldat, étendu en travers, lui tenait lieu de chevet.

Faire d’un homme un traversin, me parut un monstrueux abus d’autorité. Dans la suite, lors-qu’ayant adopté les mœurs des camps, j’eus occasion de me conformer quelquefois à cette coutume, je n’y vis que l’effet d’une bienveillance réciproque, qui confond dans une mâle et passagère intimité les chefs les plus puissants et leurs plus humbles soldats.

Le Dedjazmatch me fit verser un grand verre d’eau-de-vie ; mon drogman dut affirmer par serment que je n’en buvais jamais.

Étrange ! étonnant ! dit Gabrou ; quant à moi, je ne recule devant quoi que ce soit.

Il saisit le verre, le vida d’un trait et se remettant avec peine :

Voyons, reprit-il, parlons un peu de ma maladie ; ces soudards sont mes intimes ; on peut tout dire devant eux.

J’eus beau alléguer que je n’étais pas médecin, mes allégations passèrent pour pure modestie ; il fallut se résigner à diagnostiquer. Gabrou me détailla ses souffrances et me demanda quelque remède héroïque, si violent qu’il pût être, disait-il. Son cas me parut mortel ; je ne pus que lui donner des conseils encourageants, et je pris congé, satisfait de la réception qu’il m’avait faite, mais préoccupé de la pensée de son triste destin. Il avait fait signe à ses gens de me reconduire. Deux d’entre eux me suivirent plus loin que les autres, en me pressant tellement de leur découvrir mon opinion sur l’état de leur maître, que je leur dis :

Vous me paraissez de fidèles serviteurs ; le plus sûr est de demander à Dieu de vous conserver votre prince.

Ils baissèrent la tête.

Nous espérions encore ! Cependant, merci de ta franchise, dirent-ils, et que Dieu t’épargne la perte de ceux que tu aimes.

Le Lik Atskou m’attendait, impatient d’apprendre les détails de ma visite.

À la bonne heure ! s’écria-t-il ; voilà une maladie qui consolera les honnêtes gens ! Encore une mauvaise herbe de moins. Que Dieu continue de sarcler de la sorte !

Gabrou voulait absolument des remèdes : il s’adressa à un transfuge turc, ancien aide-vétérinaire dans la cavalerie égyptienne, qui s’était établi dans le quartier musulman de Gondar, où il tâchait de subsister en pratiquant la médecine. Cet homme s’engagea à guérir le Dedjazmatch et le suivit à Fandja, où il campait avec le Dedjadj Conefo ; là, il le médicamenta, lui fit des saignées répétées et l’acheva en moins de quinze jours. Accusé d’homicide, tout d’une voix, il eût probablement payé de sa vie son insuccès, si la célèbre Waïzoro Walette Taklé, mère des deux Dedjazmatchs, une des femmes les plus distinguées de l’Éthiopie par ses charmes, son esprit et ses vertus, ne l’eût couvert de sa protection.

Mon pauvre Gabrou, dit-elle, n’a que trop versé de sang durant sa courte vie ; pourquoi en verser encore sur son tombeau ? Moi, sa mère, je pardonne à celui qui a peut-être hâté sa mort ; personne n’a le droit d’être plus inflexible que moi.

La mort du Dedjadj Gabrou ne laissa à Gondar aucun regret.

Le Lik Atskou ayant divulgué mes pronostics sur sa maladie, on ne tarda pas à assurer que j’avais prédit le lieu, le jour et jusqu’à l’heure de sa mort.

Quelques jours après, le Dedjadj Imam, frère utérin du Ras Ali, vint loger dans le quartier de l’Itchagué, avec six ou sept cents soldats indisciplinés. Il était âgé de seize ans ; j’allai le visiter, et il me fit un accueil amical, conforme à son âge ; mais il s’éprit de mon sabre à première vue, et, quand je fus rentré chez moi, il m’envoya dire qu’il aurait grand plaisir à ce que je lui en fisse don. Je refusai ; il insista, m’envoya message sur message et finit par recourir aux menaces.

Je m’apprêtai au pire. Outrés d’un pareil procédé, le Lik Atskou et quelques notables allèrent avertir l’Itchagué, avec qui j’entretenais des relations amicales.

Ce dignitaire fit au jeune prince de sévères remontrances et le menaça, s’il ne se désistait, d’aller en personne porter sa plainte au Ras Ali et à la Waïzoro Manann.

La cupidité de mon jeune tyran fut ainsi refrénée. Le lendemain, à la grande joie des habitants, sur lesquels ses soldats vivaient à discrétion, il partit, me laissant plein de reconnaissance envers les notables de Gondar, qui s’étaient tous émus en ma faveur.

Le Lik Atskou m’avait plusieurs fois conseillé, pour assurer ma position dans le pays, de me présenter chez le Ras Ali. Chaque fois que mon excellent hôte abordait ce sujet, il en profitait pour médire à fond de l’état de son pays.

Ne va pas t’imaginer, disait-il, qu’il en soit ici comme chez vous, où les us et les lois sont en force ; nous aussi, nous avons des us, des lois, et en quantité, mais nous soufflons dessus tantôt le chaud et tantôt le froid. Les lois, les us et coutumes, vois-tu, sont des êtres abstraits, intangibles, parfums de la sagesse de nos pères ; et de même que les parfums des fleurs se dissipent, lorsque la bise prévaut, le véritable esprit de la législation d’un peuple se dissipe, lorsque la violence prend le dessus. Alors, l’autorité se dénature, son utilité devient sa justice, et les illégalités lui servent de marche-pied. Tu as vu Gabrou : son frère Conefo ne vaut pas mieux : tu viens de voir ce louveteau d’Imam, car, entre nous, sa mère Manann est une louve doublée d’hyène. On dit que le Ras est bon : où sont les effets de sa bonté ? Oubié est un bâtard, un usurpateur des droits de son frère Meurso, l’enfant légitime du Dedjadj Haïlo ; il en est de même de presque tous nos Princes, autant de coque-plumets, de goglus, d’impudents bouchers ; ils coupent, ils rognent, ils taillent le pays et les hommes, et ils appellent ça gouverner. De temps à autre, j’éclate, je dis à tous leurs vérités ; ils s’entre-regardent, rient en se reconnaissant, et l’instant d’après, retournent à leurs sottises de plus belle, en disant : « Comme cet Atskou est intéressant ! L’avez-vous entendu aujourd’hui ? » Que veux-tu, c’est inutile de s’échauffer la bile ; il faut subir le ton du pays où l’on vit. Pour le moment, il s’agit de te prémunir contre les avanies ; concilie-toi le bon vouloir du Ras, cela en imposera aux pillards. Quant à moi, je suis sans crédit, mon fils ; je te serais plutôt nuisible, puisque je représente la loi et le droit. Au commencement de ton séjour, je pouvais te servir de protecteur ; on te prenait pour un Turc ou pour quelque Égyptien sans conséquence ; aujourd’hui, l’on parle de toi autrement ; et, si quelque bandit de haut parage te voulait du mal, je ne pourrais que partager ton sort.

L’espoir de quitter Gondar avec la caravane pour l’Innarya m’avait fait négliger ces sages avis ; mes deux dernières aventures me décidèrent à les suivre, d’autant plus que, mon séjour se prolongeant, mon abstention devenait de plus en plus désobligeante pour le Ras. Le Lik Atskou, tout joyeux, résolut de m’accompagner à Debra-Tabor, où le Ras et sa mère tenaient leur cour ; depuis quatre ou cinq ans, il s’était abstenu de leur faire la visite annuelle que tout fonctionnaire ou client doit à son seigneur.

Cette fois, dit-il, je leur dirai que c’est ma visite de congé, car je ne peux tarder à être recueilli auprès de mes pères.

Depuis quelques années, toute la politique de la haute Éthiopie reposait principalement sur deux personnages : la Waïzoro Manann et le Dedjadj Oubié.

La Waïzoro Manann ayant perdu son mari, le Dedjadj Aloula, pendant la première enfance de leur fils Ali, vivait dans un état voisin de la gêne, lorsqu’à la mort du Ras Marié, de la famille de Gouksa, tué dans une bataille en Tigraïe, Ali, son héritier légitime, fut proclamé Ras par les grands feudataires ; et comme il n’avait que treize ans, il fut soumis à un conseil de régence, sous la direction du Dedjadj Ahmédé, Polémarque du Wara-Himano et parent de la Waïzoro ; mais cette dernière sut, par ses manœuvres, désunir le conseil et s’arroger l’autorité souveraine, au nom de son fils. En quelques circonstances, les membres du conseil se concertaient encore ; leur opposition prévalait rarement, mais servait du moins à tempérer le pouvoir de la vindicative usurpatrice. Peu après l’avènement de son fils, elle prit pour époux le Dedjadj Sahalou, Polémarque sans importance, mais cité pour la distinction de ses manières et son esprit conciliateur ; elle en avait eu trois enfants et venait de le perdre. Cupide, avare, astucieuse, violente, ambitieuse, despote, vaniteuse et coquette, elle passait pour ne reculer devant aucun moyen ; on l’accusait même d’avoir donné à son fils Ali des breuvages magiques, afin de prolonger son enfance intellectuelle.

Ali touchait à sa vingt-deuxième année et n’avait encore manifesté de goût que pour la chasse, le jeu de mail et le jeu de cannes. Exceller à la lutte, au maniement du cheval, au tir à la carabine ou à lancer la javeline, tels avaient été jusqu’alors les meilleurs moyens de s’attirer sa faveur. On le disait intelligent, réfléchi, discret, timide, d’une sobriété, d’une tempérance exceptionnelles, économe, facile à émouvoir à la pitié, et d’une simplicité qui contrastait avec l’ostentation habituelle de sa mère. On craignait qu’il n’inclinât vers l’Islamisme : il comptait plusieurs musulmans dans sa parenté, allait rarement à l’église et affectionnait les locutions et les allures des cavaliers du Wara-Himano, où prévalaient la religion et les mœurs musulmanes. Cependant on espérait encore en lui. Depuis quelques mois, il tenait en personne ses plaids, présidés jusqu’alors par ses officiers, et les opprimés, les cultivateurs surtout, le trouvaient accessible à leurs plaintes. Tous ses sujets désiraient lui voir prendre en main l’exercice du pouvoir ; on le savait las de l’impérieuse tutelle de sa mère ; mais ses serviteurs les plus dévoués craignaient de le seconder dans ses tentatives d’émancipation, se rappelant que, dans des circonstances analogues, sa vigilante mère l’avait décontenancé et réduit à disgracier ses confidents.

Cet état de choses favorisait l’esprit d’indépendance des grands vassaux ; la régente avait souvent dû les réprimer par les armes ; ils étaient encore menaçants. La responsabilité de la Waïzoro s’aggravait à chaque victoire, et son impopularité augmentait à mesure que son fils approchait de l’âge d’homme. Néanmoins, malgré les rébellions, malgré les tiraillements, qui énervaient l’autorité, la prépotence acquise par la dynastie de Gouksa était telle, que la cour de Debra-Tabor conservait son ascendant sur l’Éthiopie, depuis Moussawa jusqu’à l’Innarya, et depuis Wohéni jusqu’à Ankobar, capitale du Chawa.

Comme il a été dit plus haut, pendant les quelques années qui précédèrent le démembrement effectif de l’Empire, les Empereurs avaient attribué au Ras Bitwodded, ou Grand Connétable, Gouverneur du Begamdir, une sorte de suprématie sur plusieurs Dedjazmatchs, qui devinrent ainsi les vavasseurs ou arrière-vassaux de l’Empire. Les successeurs de Tallag Ali, s’appuyant sur ce précédent, ont prétendu à l’hommage de tous les Gouverneurs de l’ancien Empire, et, selon les circonstances, ils ont cherché à faire prévaloir par les armes cette prétention, point de départ de toute leur politique. Cette politique consistait à prévenir ou à dissoudre les ligues que formaient naturellement les Gouverneurs du Tigraïe, du Samen, du Lasta, du Gojam, du Damote, de l’Agaw Médir et du Dambya, dont les forces réunies eussent été plus que suffisantes pour balayer, sans combat, du Begamdir, une famille étrangère, entachée, aux yeux des indigènes, de son origine musulmane.

Lors de mon arrivée dans le pays, la suzeraineté effective du Ras Ali s’étendait sur les plus riches contrées ; ses principaux feudataires étaient :

Le Dedjadj Conefo, Gouverneur du Dambya et de l’Agaw Médir ;

Le Dedjadj Guoscho, Gouverneur du Damote, du Metcha et de l’Ybaba ;

Le Fit-worari Birro, fils du Dedjadj Guoscho, Gouverneur de la plus grande partie du Gojam ;

Le Dedjadj Ahmédé, Gouverneur du Wara-Himano, du Wadla, du Dawonte et d’une portion du Wallo ;

Le Dedjadj Farès Aligaz, Gouverneur de l’Idjou et d’une partie du Lasta ;

Le Wagchoum Wacen, Gouverneur du Wag, du Tcharatch-Agaw et de la meilleure partie du Lasta ;

Le Dedjadj Ceddet, Gouverneur de l’Armatcho ;

Le Dedjadj Deureusso, Gouverneur de Erbabe, de Basso et de quelques districts du Gojam ;

Le Dedjadj Béchir, Gouverneur du Délanta, des districts voisins du Wallo et de l’Amara ;

Le Dedjadj Brillé, Gouverneur de l’Amara ;

Enfin, quelques Dedjazmatchs répartis dans les gouvernements du Begamdir.

De ces leudes ou vassaux, le moindre en importance était le Dedjadj Deureusso, qui se rendait à l’appel de son suzerain à la tête d’un contingent de 5 à 6,000 hommes, et le plus important, le Dedjadj Ahmédé, qui en conduisait, dit-on, près de 40,000. On estimait qu’en convoquant le ban et l’arrière-ban, Ali devait rassembler une armée d’au moins 140,000 hommes. Mais depuis la régence de la Waïzoro Manann, la fidélité des grands vassaux n’était que précaire ; les Dedjazmatchs Farès, Guoscho et Conefo donnaient le plus à craindre.

Aligaz Farès, parent éloigné du Ras, gouvernait un pays difficile, dont les habitants aimaient la guerre, et où il était très-populaire ; quatre fois vaincu par l’armée d’Ali en bataille rangée, il était tombé deux fois aux mains des vainqueurs ; mais il avait été réintégré, grâce à sa famille toujours unie, grâce aussi à son habileté politique et aux séductions de son esprit.

Le Dedjadj Guoscho tenait par sa mère à la famille impériale ; son père, le Dedjadj Zaoudé, Gouverneur du Gojam, du Damote, de l’Agaw Médir, du Metcha et de l’Ybaba, était mort captif du Ras Gouksa, contre lequel il avait combattu plusieurs années pour son indépendance. Le Dedjadj Guoscho, quoique réduit au gouvernement du Damote, du Metcha et de l’Ybaba, était encore redoutable. Princes, gens d’église et cultivateurs, tous le tenaient en grande considération, tant à cause de sa haute naissance que de la bonté de son caractère.

Le Dedjadj Conefo, Gouverneur du Dambya et de l’Agaw Médir, séparé du Begamdir par des frontières indécises au point de vue militaire, eût été peu à redouter, malgré ses forces importantes et son esprit indépendant, mais il passait pour être ligué secrètement avec le Dedjadj Guoscho, pour lequel il professait une amitié dévouée.

Telles étaient à cette époque les conditions générales de la puissance de la maison de Gouksa.

Environ huit ans avant l’avènement d’Ali, le Dedjadj Oubié usurpa les droits de son frère Meurso au gouvernement du Samen, et s’accrut bientôt de tout le pays situé entre Gondar et le Takkazé, à l’exception toutefois de la petite province d’Armatcho. Afin de mieux assurer son indépendance, il avait conclu avec le Dedjadj Sabagadis, Gouverneur de tout le Tigraïe, une alliance offensive et défensive ; mais sommé par le Ras Marié de venir lui faire à Dabra Tabor sa visite de foi et hommage, il s’y refusa, fut surpris, battu et fait prisonnier par le Ras Marié, qui le réintégra immédiatement dans son gouvernement, à condition qu’il marcherait sur-le-champ avec lui, en qualité de vassal, contre son ancien allié Sabagadis.

Le Ras Marié envahit le Tigraïe avec toutes ses forces ; Oubié conduisait l’avant-garde. La bataille eut lieu à Feureusse-Maïe ; le Ras y périt, léguant la victoire à son armée. Sabagadis fut mis à mort, le lendemain, et en retournant vers le Begamdir, les grands feudataires donnèrent à Oubié l’investiture d’une portion du Tigraïe. Le Dedjadj Kassa, fils de Sabagadis, restant en possession d’une notable partie du gouvernement de son père, Oubié conclut avec ce nouveau rival une alliance qu’il transgressa presque aussitôt. Les hommes éminents du clergé intervinrent ; ils amenèrent les rivaux à une réconciliation, et Oubié prit pour femme la sœur du Dedjadj Kassa. Mais il ne put contenir ses projets de conquête, et, après des alternatives de paix armée et d’hostilités sans importance, il venait, pendant mon séjour à Gondar, de vaincre dans une bataille le Dedjadj Kassa et de s’emparer de sa personne. Oubié se trouvant ainsi maître incontesté du pays, depuis Gondar jusqu’à la mer Rouge, pouvait réunir désormais une armée inférieure en nombre, disait-on, à celle du Ras, mais redoutable à cause de la quantité de ses armes à feu. Il protestait, il est vrai, de son obédience au Ras Ali, lui envoyait des présents, mais trouvait des prétextes pour se dispenser de faire à Dabra Tabor la visite annuelle de rigueur pour tout vassal ; il s’attachait à capter par ses soins et ses libéralités la Waïzoro Manann et les membres du conseil de régence ; il entretenait des intelligences avec Ali Farès, le Dedjadj Conefo et d’autres feudataires de son Suzerain, et il les excitait à la rébellion contre cette maison de Gouksa qui, disait-il, finirait par réduire l’Éthiopie à l’Islamisme.

Cependant, l’opinion que le Ras allait prendre en main son pouvoir s’accréditait ; on présageait que son premier acte serait de sommer le Dedjadj Oubié de venir à Dabra Tabor, et, en cas de refus, qu’il marcherait contre lui. On parlait aussi de la défection du Dedjadj Guoscho, dont le fils Birro, Fit-worari ou général d’avant-garde du Ras, faisait déjà ombrage à son Suzerain. Cet état de choses causait une inquiétude générale, suspendait les relations de province à province, et empêchait les caravanes de trafiquants d’entreprendre des expéditions lointaines.

Nous partîmes pour Dabra Tabor. Comme le Lik Atskou, à cause de son âge, ne pouvait voyager qu’à petites journées, nous n’y arrivâmes que le quatrième jour.

Le village de Dabra Tabor, situé au sud de Gondar, à une distance de cette ville de 130 kilomètres environ, en raison des sinuosités de la route, prend son nom de la petite montagne du Tabor, sur le flanc de laquelle il est assis. Les prédécesseurs d’Ali avaient choisi cette localité à cause de sa position centrale et avantageuse au point de vue militaire, et à cause de l’abondance de ses pacages, de sa chasse et de l’agréable fraîcheur de sa température. En y rentrant, après leurs expéditions toujours heureuses, ils congédiaient leurs grands feudataires et y tenaient leur cour avec une garde qui variait, selon les éventualités, de deux à dix mille hommes. Le Ras Ali affectionnait Debra-Tabor et y séjournait tout le temps qu’il n’était pas en campagne. La grande plaine située au pied de la montagne lui servait à jouer au mail et au djerid ou jeu de cannes, à essayer ses chevaux et à passer ses revues, lorsque, selon l’usage, à la Maskal ou fête de l’Invention de la Croix, tous ses vassaux se rendaient auprès de lui. Au nord du village, et sur la partie culminante de la montagne, deux grandes enceintes concentriques, formées d’un fort clayonnage renfermaient plusieurs vastes huttes rondes éparses, où il demeurait avec une partie de son service ; les huttes construites en clayonnage étaient recouvertes de toits coniques en chaume. Il y avait la maison dite des chevaux, celle des cuisinières, celle de l’hydromel, celle des orfèvres, celle du confesseur et des clercs, tant écrivains que légistes, celle du trésor qu’on disait être ordinairement dégarni, et enfin la demeure de la femme du Ras et de ses suivantes favorites. En dehors des enceintes, se dressaient sans ordre seize à dix-sept cents maisons, huttes, cases de toutes dimensions, quelques tentes même, où demeuraient les officiers et soldats de service, les compagnies de fusiliers, les courtisans, tous ceux enfin qui vivaient habituellement auprès du Ras.

Nous mîmes pied à terre à l’entrée de la première enceinte, au milieu d’une foule remuante et clameuse. La façon pittoresque et hardie dont la plupart étaient enhaillonnés de leurs toges, les chevelures tressées, les poses fières, les gestes mâles, l’absence de têtes grises, tout indiquait des hommes de main, apprentis pillards au service des seigneurs. C’étaient des pages, des soldats, espèces de menins qui les accompagnent partout et toujours, veillant sur eux, partageant leurs joies et leurs chagrins, toujours prêts à recevoir leurs confidences ou leurs ordres, à l’église, à table, en marche, partout, dormant auprès d’eux, incarnés enfin à ces patrons dont ils empruntent les qualités et les vices, dont ils connaissent mieux les affaires et prennent les intérêts avec plus de vigilance qu’eux-mêmes. En échange de leur dévouement, ils reçoivent des investitures et des positions, qui les mettent souvent à même de devenir à leur tour les protecteurs ou même les patrons de leurs premiers maîtres. Il y avait là des servants d’armes ou porteurs du bouclier et de la javeline du maître ; d’autres portant des estramaçons, sorte d’épée à deux tranchants, à poignée cruciale garnie d’argent, qu’on porte à l’épaule dans de longues housses écarlates, devant les Dedjazmatchs et certains chefs de haute marque ; des palefreniers ; des fusiliers avec leurs carabines à mèche, leurs cartouchières à pulvérin pendant ; mules richement enharnachées ; chevaux de combat piaffant sous leurs housses écarlates ; boucliers aux brillantes lamelles d’argent, de vermeil ou de cuivre ; javelines et sabres de toutes formes ; dards effilés et tragules, lorillarts, esclavines et zagayes, coutelas, bancals, lattes, cimeterres et harpés à l’antique. Ici, un groupe de paysans, aux cheveux courts, guettant le moment propice pour se plaindre de quelque avanie ; là, des bouffons, bouffonnant au milieu des rires ; des pieds poudreux de tout acabit ; des chiens en laisse se hargnant ; des pages émerillonnés, la toge en loques, se glissant partout, se picotant, se bravant entre eux ou chantant pouille à quelque passant malencontreux.

À notre apparition, tout ce monde fit silence et m’entoura avec une curiosité fort peu respectueuse. Le Lik Atskou échangea quelques paroles avec les huissiers, et heureusement ils nous laissèrent pénétrer dans l’enceinte ; là, le spectacle était tout différent. Environ trois cents hommes, quelques-uns debout, d’autres accroupis sur le sol poudreux, conversaient par groupes : leurs toges fines et blanches, les couvraient de la tête aux pieds ; leur maintien annonçait l’aristocratie : c’étaient les maîtres de ce monde bruyant laissé au dehors. Tous portèrent les yeux sur nous, mais avec une curiosité polie. Nous nous assîmes par terre, et le Lik envoya un de ses suivants parlementer avec l’huissier de faction à la porte de la deuxième enceinte, afin qu’il fît prévenir le Ras de notre arrivée. J’eus tout le temps d’observer : quelques-uns des personnages avaient les traits d’une distinction remarquable ; presque tous, l’allure assurée que donne l’habitude du commandement. On me désigna les plus notables : quelques Dedjazmatchs et quelques chefs de bandes nombreuses ; les huissiers leur témoignaient une déférence particulière. Les autres chefs entraient seuls, le sabre au côté ; mais eux étaient admis avec quelques suivants, un servant d’armes tenant leur bouclier et leur javeline, et un page portant à l’épaule leur sabre enveloppé d’une housse écarlate. Tous ces chefs, grands et petits, étaient occupés à faire leur cour, qui consistait à envoyer par les huissiers leurs civilités au Ras. Les plus zélés y passaient la journée ; les autres s’y présentaient matin et soir, pour lui faire souhaiter bonne journée et bonne nuit. Lorsque l’armée était dispersée depuis quelque temps, les vassaux directs du Ras se rendaient pour une quinzaine de jours à Debra-Tabor, afin de se retremper à l’air de la cour, ou pour hâter la solution de quelque procès ou de toute autre affaire pendante.

Cependant, les huissiers ne faisaient aucun cas de nous ; une grande heure durant nous attendîmes en vain un mot du Ras. Le Lik Atskou prit de l’humeur et se leva en me disant tout haut :

Allons-nous-en, mon fils. Un homme de mon caractère est mal venu dans une cour où les soudards tiennent le haut bout. Viens chez la Waïzoro Manann.

La demeure de la Waïzoro était à deux cents mètres de là. Sitôt arrivés, le Lik fut introduit, et quelques minutes après, un eunuque vint me dire d’entrer.

La maison consistait en un vaste toit conique de chaume reposant sur un mur circulaire en clayonnage revêtu de bauge, et sur douze colonnettes, ou troncs d’arbres, plantées en rond à l’intérieur, à environ deux mètres du mur de pourtour. Ce mur formant la cage de la maison était de trois mètres de haut, et le diamètre intérieur de dix à onze mètres. L’intérieur n’était éclairé que par deux portes sans vantaux, et percées à l’opposite l’une de l’autre ; la principale était garnie extérieurement d’une vieille toge de soldat en guise de portière, l’autre, plus étroite et réservée au service, éclairait au fond de la maison l'entrecolonnement faisant face à l’entrée, où la Waïzoro se tenait derrière un rideau.

Quatre ou cinq jeunes hommes, la toge ajustée selon la plus stricte étiquette, étaient debout contre les colonnettes, immobiles comme des statues, les pieds enfouis dans l’épaisse jonchée d’herbes vertes qui tapissait le sol.

Je saluai ; une grosse voix sombrée m’arriva de derrière le rideau : c’était la Waïzoro qui me souhaitait la bienvenue. Je pris place à côté du Lik, assis à la turque sur une natte par terre ; la tête basse et l’oreille tendue, il causait avec la même animation que s’il eût été face à face avec son interlocutrice. Il était en veine, et, à en juger par les rires fréquents de la Waïzoro, elle goûtait fort son entretien. Plusieurs fois, je compris qu’il était question de moi ; mon drogman n’avait pas été admis, mais le Lik n’était point en peine de faire les honneurs de ma personne. Je connaissais déjà ces réceptions faites à travers un rideau. À Gondar, il était d’usage que l’Itchagué reçût ainsi ; mais lorsque j’allais le voir, il avait la gracieuseté de lever pour moi un coin du voile. La Waïzoro m’ayant offert des rafraîchissements que je refusai, me dit de passer auprès d’elle ; et une jeune naine toute difforme tint le rideau afin que je pusse m’insinuer le plus discrètement possible.

Sur un haut alga, garni d’un tapis d’Anatolie, la princesse était assise à la turque, entre deux larges coussins recouverts de taies écarlates tombant jusqu’à terre. Sa chevelure, crêpée avec soin, encadrait avantageusement un front large et haut qu’éclairaient de grands et beaux yeux, intelligents et doux ; les plis de sa toge lui cachaient coquettement le bas du visage, qui perdait une grande partie de son charme, lorsqu’en parlant elle découvrait sa bouche disgracieuse.

De l’autre côté du rideau, le Lik nous servit d’interprète. La Waïzoro s’étonna de ce qu’avec un extérieur si peu fait, selon elle, pour les fatigues et les intempéries, j’eusse pu venir de pays si lointains.

Car enfin, dit-elle, des hommes comme cela doivent fondre au soleil.

Le Lik s’échauffa pour prouver la supériorité physique et morale des Européens ou hommes rouges, comme ils nous appellent ; il prit ses preuves dans l’histoire d’Alexandre, et dans l’Histoire Sainte, passa au Bas-Empire et aboutit à l’éloge de la valeur française, reconnaissant, il est vrai, que la Bible ne mentionne notre nation que d’une façon fort obscure ; mais, pour confirmer son dire, il offrit de faire venir à Dabra Tabor une femme très-âgée, esclave en Égypte à l’époque du débarquement du général Bonaparte, femme connue, disait-il, pour son discernement et sa véracité. La princesse, quoique peu convaincue, se tint pour satisfaite ; et le Lik me dit en arabe :

Mettez le feu à une solive, il en sortira une flamme ; mais prêchez-la, il n’en résultera rien.

La Waïzoro me fit des questions sur les Françaises, mais ne s’intéressa que faiblement au récit de nos usages et de nos mœurs. Elle regretta qu’on nous eût refusé la porte du Ras, nous donna une de ses suivantes pour nous introduire chez lui, et nous dit de revenir auprès d’elle sitôt notre visite faite.

Nous retournâmes chez le Ras. Les huissiers ne voulurent rien entendre ; la suivante de la Waïzoro entra seule et revint bientôt, accompagnée d’un page chargé de m’introduire avec mon drogman seulement. Le Lik, me voyant contrarié de son exclusion si formelle, me dit :

Ne t’en préoccupe pas ; entre ; sois réservé, observe tout, et tu comprendras que je ne perds rien à rester dehors.

Je trouvai le Ras assis sur un tapis persan, devant quelques tisons qui fumaient au milieu de la pièce parsemée de fanes odorantes ; une vingtaine de favoris étaient debout autour de lui. Il avait les beaux yeux de sa mère, le front étroit, pauvre, les traits agréables d’ailleurs, rien qui fît présumer une intelligence ou des passions actives, mais une grande bienveillance que semblaient confirmer ses manières. Il me considéra avec curiosité et me demanda tout d’abord mon âge.

- Voici le quatrième Copte que je vois, dit-il ; celui-ci du moins pourrait être mon compagnon : nous avons même âge, et il ne me fait pas peur comme cet autre avec ses yeux garnis d’un vitrage.

Il me pria si courtoisement d’ôter mon turban, que j’y consentis, et il exprima son contentement de ce que je n’avais pas les cheveux roux, comme tous mes compatriotes, disait-il. Selon l’usage, je me levai, et, prenant des mains de mon drogman une pièce de mousseline pour turban, je l’offris au Ras. Ce présent, d’une médiocre valeur pour le pays, fut reçu avec la plus grande courtoisie. Je lui dis que si j’étais resté si longtemps dans sa ville de Gondar sans venir lui présenter mes hommages, c’est que j’avais toujours compté sur le départ de la caravane pour l’Innarya, qui, selon l’habitude, devait passer non loin de Dabra Tabor.

Innarya est bien loin, dit-il, et tu auras à traverser des contrées bien barbares. Arrête-toi ici ; vis avec moi ; tu auras des chevaux, une femme, des pays à gouverner, des fusiliers pour te précéder et de braves cavaliers pour te faire escorte. Reste, et sois un frère pour moi.

Je me confondis en remerciements et je promis de revenir après avoir exécuté les projets d’exploration arrêtés avec mon frère. Il voulut me faire présent d’un cheval, d’une mule, d’une carabine à mèche. La proposition de ce dernier objet fit dire à son oncle le Dedjadj Béchir, musulman renommé pour ses exploits de guerre et sa grande beauté physique :

Mon Seigneur voudrait faire revenir l’eau à la rivière ; les carabines ne viennent-elles pas du pays de cet étranger ?

C’est juste, dit le Ras.

Et s’adressant à moi :

Je suis disposé à ne te rien refuser. Penses-y, et demande-moi ce que tu voudras.

Là-dessus, il reprit sa conversation avec ses favoris.

Nous étions dans une maison plus vaste que celle de la Waïzoro, et construite sur le même modèle. Quatre chevaux, attachés dans les entrecolonnements, la tête tournée vers le centre de la maison, jouaient avec l’herbe amoncelée devant eux ; je leur tournais le dos ; l’un d’eux, qui me flairait amicalement depuis mon entrée, finit par happer mon turban, et s’ébroua en l’emportant dans ses dents ; je ressaisis prestement ma coiffure.

Très-bien ! dit le Ras en riant ; il ne craint donc pas les chevaux ?

Cet incident rétablit la conversation avec moi. Le Ras passait pour un des plus fins connaisseurs en chevaux ; il s’intéressa à ce que je lui dis de l’équitation et de l’élève des chevaux en Europe et en Arabie, et il me congédia enfin, en me recommandant de revenir le voir le lendemain.

Un huissier nous fit donner une maison ; le Lik s’y établit avec nous. Dans la soirée, je descendis sur le champ de manœuvre ; le Ras, sans toge, et vêtu seulement de haut de chausses et d’une petite ceinture, y jouait au mail ; un triquet recourbé à la main, il courait pieds nus après le tacon, en se bousculant avec les plus humbles de ses soldats. En raison même de l’élévation de leur pouvoir, les princes jeunes et bons sentent le besoin de s’en dépouiller par moments pour se rapprocher des autres hommes, l’homme étant, malgré tout, ce qu’il y a de plus intéressant et de plus attrayant sur la terre. Le Ras Ali aimait à se confondre avec ses sujets, ce qui l’amenait fréquemment à découvrir des injustices commises en son nom ; aussi, les opprimés, découragés par l’avidité de ses officiers, guettaient ses sorties, et souvent parvenaient à lui faire entendre leurs plaintes, malgré les gardiens que la Waïzoro Manann postait aux abords du champ de manœuvre, pour empêcher, disait-elle, son fils de se ravaler devant des étrangers.

Le jour suivant, à pareille heure, le Ras assista au jeu de cannes. Environ six cents cavaliers, partagés en deux camps, se chargeaient à fond de train, s’évitaient, se poursuivaient, rusant et évoluant de toutes manières, tantôt individuellement, tantôt par escouades, tantôt en masse, et se lançant, en guise de javelines, de longues verges ou même de lourds bâtons. Ils esquivaient ou se dérobaient par voltes, virevoltes et caracoles ; ils s’interpellaient, se provoquaient et poussaient des cris pour applaudir aux coups heureux ; les boucliers résonnaient sous les projectiles ; les chevaux secondaient souvent leurs maîtres par l’intelligence de leurs mouvements, et malgré la fièvre du jeu, les accidents étaient assez rares, me dit-on. J’y vis plusieurs chevaux et des cavaliers remarquables ; le Ras montait bien, mais sans grâce ; en revanche il lançait la canne à des distances considérables.

Il régnait à Dabra Tabor une animation inaccoutumée, causée par l’affluence de chefs et de notables, accourus sous divers prétextes, mais au fond, mus par leur impatience d’être fixés relativement aux bruits contradictoires qui circulaient dans les provinces. On pressentait une campagne prochaine, soit contre le Dedjadj Oubié ou contre le turbulent Ali Farès, du Lasta, soit en Gojam contre le Dedjadj Guoscho ; et l’on attendait de jour en jour que, selon l’usage, le Ras manifestât sa volonté par la publication d’un ban. Les maisons ne suffisant plus, plusieurs chefs campaient sous la tente. Ces circonstances procurèrent au Lik Atskou le plaisir de revoir de nombreux amis qu’il n’espérait plus rencontrer. Sa verve rajeunie ne tarissait plus, et il semblait qu’après l’humiliation essuyée publiquement à la porte du Ras, il fût bien aise de m’avoir pour témoin des égards respectueux dont il était l’objet. Matin et soir, nous étions invités au repas de la Waïzoro Manann, toujours éprise de la conversation de mon spirituel introducteur ; de plus, on nous portait de chez elle un ordinaire pour nous et nos gens ; j’en recevais un également de chez le Ras, ce qui nous mettait dans l’abondance. Nous passâmes huit jours à cette cour ; je revis plusieurs fois le Ras ; il m’engagea de nouveau à rester auprès de lui, et, malgré le soin que je pris de lui en témoigner ma gratitude, il me parut devenir réservé avec moi. Toutefois, en me congédiant, il me dit que sa protection me suivrait dans toute l’étendue de ses États.

Nous reprîmes la route de Gondar. Le deuxième jour, après avoir cheminé la matinée, nous nous reposions à l’ombre d’un arbre lorsque le Lik, qui saluait et questionnait tous les passants, apprit que le Dedjadj Guoscho traversait l’Abbaïe, et que son avant-garde campait déjà près de la rivière Goumara, dans le Fouogara, à une petite journée de nous. Transporté de joie à cette nouvelle, il me pressa vivement de profiter de l’occasion pour faire la connaissance d’un prince aussi puissant, son ami, disait-il, et un des hommes les plus accomplis de l’Éthiopie. Mais j’étais désireux de regagner Gondar, car il était bruit que la caravane pour l’Innarya se mettait enfin en mouvement ; d’ailleurs, le Dedjadj Guoscho devait être prévenu contre moi. Environ deux mois auparavant, sur le rapport exagéré des cures que j’opérais à Gondar, il m’avait fait prier de venir traiter son fils aîné, frappé depuis longtemps d’une espèce d’aliénation mentale, et, afin de me débarrasser plus tôt des instances de ses messagers, j’avais omis de leur offrir l’hospitalité, ce qui était un manque d’égards envers lui. J’engageai le Lik à l’aller voir et à me laisser rentrer à Gondar.

Je suis vieux, me dit-il ; j’ai fait bien des routes dans ma vie, sans jamais abandonner un compagnon, pour tenter à moi seul une aventure agréable ; je ne veux pas commencer aujourd’hui. Qui a compagnon a maître ; puisqu’il te faut aller à Gondar, allons-y. Tout n’arrive-t-il pas avec la permission de Dieu ?

Chemin faisant, mon drogman, peu suspect de partialité pour le Lik, fut touché de sa résignation, et me fit observer que c’était presque malheureux cette fois d’avoir eu raison de lui, car tout en se faisant fête de saluer un ami dans le Dedjadj Guoscho, il avait espéré obtenir de lui quelques secours pécuniaires. Je m’empressai de dire à mon indulgent Mentor que s’il lui répugnait tant de me laisser rentrer seul, moi, je manquerais toutes les caravanes pour l’Innarya, plutôt que de lui causer à la fois un chagrin et un dommage.

Il m’écoutait bouche béante, riait, regardait nos gens, enfin il m’embrassa.

Merci, mon enfant ! que Dieu te fasse voir les fils de tes fils, et, quand tu seras vieux, qu’on s’incline devant tes désirs comme tu t’inclines devant ceux d’un vieillard déchu comme moi ! C’est que, vois-tu, ce prince est un honnête chrétien, intelligent, généreux. Figure-toi bien que tu n’as vu jusqu’à présent que des bandits ; tu verras en lui un véritable prince. Cette maison de Gouksa est une caverne d’usurpateurs, de renégats ; celle de Guoscho-Zaoudé est bâtie sur la tradition, le droit, la justice. Je tenais à ce que tu pusses emporter une idée favorable de ce qu’a été notre malheureux pays.

Et se tournant vers mes gens :

Vous verrez, vous autres, comme nous allons être bien reçus. Ne craignez rien ; c’est ici tout près, un sentier en plaine et des sources partout.

Jusqu’à mon drogman, tous nos gens étaient gagnés par sa joie.

Quant à moi, j’avais refusé à deux reprises de connaître le Dedjadj Guoscho ; je croyais inutile de me présenter devant lui, et cependant je devais partager si longtemps son orageuse destinée !…..

 

                                                                                                                    CHAPITRE VI

                            LE DEDJADJ GUOSCHO. — ADIEUX AU LIK ATSKOU. — SOURCES DU FLEUVE BLEU. — ARRIVÉE À DAMBATCHA.

Nous quittâmes la route du col de Farka et nous marchâmes vers le centre du Fouogara, province basse, chaude, où règnent des fièvres pernicieuses, et le lendemain, vers deux heures de l’après-midi, nous aperçûmes le camp du Dedjadj Guoscho, établi dans une localité nommée Wanzagué, remarquable par des sources chaudes, où des malades viennent se baigner pendant l’été seulement, car au printemps et en automne, les fièvres rendent l’endroit inhabitable.

Nous apprîmes que le Prince s’y arrêterait quelques jours pour prendre des bains. Les proportions du camp firent supposer au Lik qu’il était là avec toute son armée, et que, tout en venant se mettre à la disposition de son suzerain, il voulait être en mesure d’intimider au besoin la Waïzoro Manann, qui lui était hostile. Sa présence en Fouogara prenait d’ailleurs une grande portée politique : en confirmant l’autorité du Ras, il contraignait le Dedjadj Oubié d’ajourner ses projets ambitieux contre le Begamdir ; car, jusqu’alors, ce dernier espérait l’avoir pour allié et détacher par conséquent du Ras le Dedjadj Conefo et quelques autres grands feudataires.

On nous indiqua le gué du Goumara, qui coule de l’Est à l’Ouest et se trouve encaissé en cet endroit entre des berges de cinq à six mètres ; nous y fîmes nos ablutions, nous tirâmes de nos outres des costumes frais et nous le traversâmes. Afin de me soustraire à la curiosité des soldats, nous convînmes que j’attendrais aux abords du camp, jusqu’à ce que le Lik m’envoyât chercher de chez le Prince. Mais des pâtureurs m’ayant aperçu s’empressèrent vers le camp, et bientôt, de toutes les issues, s’échappèrent des essaims d’hommes courant de mon côté. Les premiers s’arrêtèrent pour me considérer à distance convenable ; les autres les débordèrent, se répandirent autour de moi, et, en un moment, je me trouvai enveloppé d’une cohue de plus de deux mille hommes pris du vertige de la curiosité ; ils hurlaient, se bousculaient, s’escaladaient, se piétinaient et se débattaient pour mieux me voir. Le cercle effrayant se rétrécit de plus en plus ; la chaleur devint insupportable ; je restai assis, la figure dans les mains, m’attendant à être étouffé par cette masse inexorable, lorsqu’une femme, me couvrant d’un pan de sa toge, me cacha la tête dans sa poitrine. Sa langue allait comme le claquet d’un moulin ; je ne comprenais pas un mot de son vocabulaire ; elle me serrait convulsivement ; je suffoquais.

Soudain, le tumulte changea de note ; et des bouffées d’air frais qui m’arrivèrent m’apprirent que la foule s’ouvrait ; des huissiers du Prince, armés de longs bâtons, frappaient à tour de bras sur tout ce monde. Celle qui m’avait si énergiquement couvert de son corps, haletante, épuisée, concourait du regard aux efforts de nos libérateurs ; puis, redevenant femme, elle rajusta vivement sa toge, et, moitié glorieuse, moitié confuse, elle s’en alla. C’était une jeune et grande fille, d’un teint couleur de sépia foncée, avec de longs cheveux tressés et oints de beurre frais, qui dégouttaient sur ses épaules.

Mon drogman reparut, ahuri et tout meurtri.

Quels sauvages ça fait ! s’écria-t-il en s’affaissant sur ses talons.

Il se mit à philosopher sur les coups imprévus de la fortune, et il m’apprit que les Gojamites surtout, croyant aux maléfices du mauvais œil, la femme, en me soustrayant aux regards, invectivait ses compatriotes, dont l’intense curiosité pouvait, d’après leur croyance, me devenir fatale.

Par la mort de Guoscho ! vos yeux maudits me transperceront avant de le voir, criait-elle, à ce qu’il paraît.

Une compagnie de rondeliers me conduisit au camp, sous une grande tente qu’on referma soigneusement. Le maître de la tente, l’Azzage Fanta, espèce de Biarque ou Premier Intendant, me dit qu’il était heureux de me céder la place d’après l’ordre du Prince ; que ma porte serait gardée, et qu’il me laissait son page favori, pour veiller à tout ce que je pourrais désirer.

Des pages vinrent me saluer de la part du Dedjazmatch et m’offrir deux cornes d’une dimension extraordinaire, l’une pleine de vin, l’autre d’eau-de-vie. Un pareil début promettait, car, en Éthiopie, le vin est apprécié et fort rare. La vigne y vient très-bien, mais l’insécurité du pays détourne de sa culture ; les passants la grappilleraient avant même la maturité ; de plus, les propriétaires seraient l’objet d’exactions ruineuses. À Karoda, district du Begamdir, ainsi que près d’Aksoum, on voit des champs de vignes plantées, dit-on, par les Portugais, il y a environ trois siècles ; leur culture eût été abandonnée, si les princes, qui tiennent à grand honneur d’offrir parfois du vin ou de l’eau-de-vie à leurs convives, n’eussent pris ces deux localités sous leur protection spéciale. Pour subvenir aux nécessités du culte, les prêtres cultivent bien quelques pieds de vigne dans l’enceinte de quelques églises, mais presque partout le vin de l’autel provient des raisins secs importés de l’Arabie.

Malgré les préceptes du Coran, mon drogman oublia toutes ses misères rien qu’à la vue de ces cornes, tant il avait de prédilection pour leur contenu ; néanmoins, après avoir bien admiré leurs proportions monstrueuses, je le chargeai de les reporter intactes chez le Prince, de lui assurer que je ne buvais ni vin ni eau-de-vie, mais que j’avais voulu retenir son cadeau quelques instants, pour conserver sous mes yeux la preuve sensible des attentions dont il m’honorait.

Mon drogman, boudant sa soif, me rapporta une réponse des plus aimables. Le Lik Atskou m’arriva de chez le Prince ; il rayonnait de satisfaction ; on lui assigna une tente voisine de la mienne ; nous soupâmes de compagnie et nous nous endormîmes le plus gaîment du monde.

Dans la matinée du lendemain, le Prince me fit dire qu’il pouvait me recevoir. Son camp ressemblait par sa disposition à celui du Dedjadj Oubié : une agglomération de cercles de différentes grandeurs formés par les huttes des soldats, autour de leurs chefs respectifs ; au centre de cet assemblage, le cercle du Dedjazmatch, beaucoup plus large que les autres et servant comme de place d’armes ; au milieu de cette place s’élevait une hutte spacieuse, flanquée de deux tentes ou pavillons, l’une blanche, l’autre, moins grande, rayée de bleu et faite, me dit-on, de ceintures prises sur l’ennemi dans une récente campagne au sud du Gojam ; quelques huttes et tentes, rangées derrière, abritaient les chevaux, les mules et les gens de service du Prince. La hutte lui servait la nuit ou pendant la grande chaleur du jour ; il prenait ses repas et présidait le conseil et les plaids dans la tente blanche ; il se retirait dans l’autre, lorsqu’il voulait être seul ou en petit comité avec ses amis. On me conduisit à cette dernière, et un huissier, soulevant discrètement le rideau, m’introduisit.

Le sol était couvert de joncs frais et d’herbes odorantes ; à terre, sur une grande peau de bœuf au pelage blanc moucheté de noir, le Dedjazmatch à demi couché et accoudé sur un coussin écarlate, causait avec le Lik, assis à la turque, sur un tapis semblable. Deux gentils pages de quatorze à quinze ans, un pli de la toge sur la bouche et un chasse-mouche à la main, se tenaient debout, attentifs aux mouvements de leur maître ; un pieu garni de crochets, et planté derrière lui, supportait son bouclier couvert de plaques en vermeil et décoré verticalement d’une large bande de la crinière d’un lion, ainsi que son sabre, sa javeline, son brassard d’or et sa corne à boire ; à un autre pieu étaient suspendus un porte-missel en bois finement sculpté, et deux étuis contenant les Psaumes et les Évangiles, livres d’heures ordinaires des Éthiopiens. Les reflets bleus de la tente transpercée de soleil, la verdure du sol, la blancheur des tapis et de la toge du Prince, l’éclat de ses armes, son grand air, les regards discrets et curieux de part et d’autre, le Lik, avec son volumineux turban, la tête baissée, comme pour attendre l’impression que je produirais sur son hôte, tout formait un ensemble imposant, gracieux, plein de fraîcheur et de poésie épique.

Le Prince me donna le salut et me fit signe de m’asseoir à côté du Lik. On introduisit mon drogman.

Sois le bienvenu chez moi, me dit le Dedjazmatch. On assure que les hommes de vos pays sont curieux de visiter les contrées étrangères ; mais quelle que soit votre curiosité, elle ne saurait surpasser celle que nous éprouvons en voyant chez nous pour la première fois un enfant de cette Jérusalem, où Notre-Seigneur Jésus-Christ a touché terre. Aussi, tu excuseras l’impatiente curiosité de mes soldats, qui n’a rien de malveillant pour toi. Lorsque ce printemps, tu nous as refusé de venir en Gojam, ton refus nous eût été pénible, si nous t’eussions connu comme aujourd’hui ; c’est donc avec plaisir que nous t’accueillons, rendant grâces à Dieu d’avoir changé le cours de tes projets.

Je crus devoir expliquer au Prince ce qui m’avait empêché de me rendre à sa première invitation.

Notre ami, le Lik Atskou, nous a appris qu’effectivement tu es préoccupé du départ de la caravane pour l’Innarya.

Il se fit ensuite un silence de plusieurs minutes, un de ces silences durant lesquels il semble que les sympathies ou les répugnances éclosent, se mesurent et s’échangent.

Le Prince fit mander les deux principaux dignitaires de son armée, et nous passâmes dans la grande tente, où il s’installa sur un alga élevé recouvert d’un tapis turc.

Le Dedjadj Guoscho, âgé d’environ cinquante ans, était grand et de belle prestance, gros sans obésité ; mais la partie inférieure de son corps paraissait grêle par rapport à son buste puissant. Il avait les attaches fines et la main d’une élégance féminine, le teint brun cuivré, la tête volumineuse, gracieusement posée sur un cou long et d’une beauté de contour rare chez un homme, le front large, haut et bombé, les tempes délicatement dessinées, le nez petit, aux ailes mobiles, et de grands yeux à fleur de tête. Un léger duvet ombrait sa lèvre supérieure ; ses dents étaient petites, nacrées, et son menton court, fin, à fossette ; ses joues plates, larges, dénuées de barbe.

Son port de tête et ses moindres mouvements étaient doucement dominateurs ; son regard réservé laissait deviner une certaine complaisance pour lui-même. Quoique sa physionomie intelligente fût voilée de cette impassibilité qui convient à l’exercice d’un haut pouvoir, on y découvrait une grande bonté, timide plutôt qu’active, de la finesse, de l’enjouement, un manque de décision joint à l’entêtement, l’esprit d’aventures, l’intrépidité et ce doute mélancolique qui gagne souvent ceux qui ont la responsabilité des événements et des hommes.

Sa toge, drapée avec soin, laissait entrevoir trois longs colliers composés de périaptes ou talismans recouverts en maroquin rouge ou en vermeil, entremêlés de grains de corail, d’ambre ou de verroterie rare. Il portait au petit doigt une bague en or, formée de trois anneaux engagés les uns dans les autres, et ornés chacun d’une émeraude ; ce bijou antique, admirablement ouvragé, provenait de l’Inde. Une longue épingle d’or, terminée par une boule en filigrane, était passée dans sa chevelure noire, touffue, ondoyante et ramenée en corymbe ; en sa qualité de Waïzoro, il portait aux chevilles des périscélides composés de petits cônes d’or enfilés.

Il ne fut pas plutôt installé sur sa couche, que nous vîmes entrer les deux personnages mandés.

Le premier s’avança en se découvrant respectueusement la poitrine, s’inclina profondément et s’assit sur un tabouret placé pour lui au pied de l’alga du Prince. Sa physionomie était ouverte et intelligente ; ses cheveux étaient blancs. Il paraissait avoir soixante-cinq ans, mais sa poitrine profonde et ses épaules musculeuses annonçaient une vigueur persistante ; il ressemblait d’une manière frappante à Henri IV. Son regard assuré était celui de l’homme éprouvé par les événements ; sa parole digne, lente et nette, trahissait la conscience qu’il avait de bien dire.

Le second, homme d’environ quarante ans, très-grand, aux larges épaules, aux allures franches et décidées, avait le teint d’un bistre foncé, la chevelure clair-semée, les dents mal rangées, le front large, les traits d’une mobilité extrême, les yeux petits et pétillants d’esprit ; il était laid, mais sa laideur avait un charme. Il s’appelait Ymer Sahalou ; il était de naissance princière et tenait le rang de Fit-Worari ou chef d’avant-garde, première dignité de l’armée, toujours confiée à un homme de guerre d’élite. L’autre s’appelait Filfilo ; il était Blaten-Guéta, ou premier Sénéchal du Prince, et beau-père d’Ymer Sahalou.

On s’entretint d’abord avec des formes cérémonieuses ; mais bientôt l’entrain d’Ymer prenant le dessus, on pressa de questions l’homme de Jérusalem, comme ils m’appelaient, et la conversation dura longtemps, sautillante et courtoise, car elle avait lieu entre causeurs experts ; le Prince d’abord, l’humoriste Blata Filfilo, Ymer Sahalou, dont les bons mots et les jovialités défrayaient les cours de l’Éthiopie, le Lik Atskou enfin, le beau diseur et le savant.

Quand je voulus me retirer, Ymer Sahalou me dit :

Tu n’es pas le premier Européen que je vois : étant en Wallo, j’en ai hébergé deux qui passaient par mes villages pour aller en Chawa. J’en ai vu aussi en Begamdir : des ouvriers en métaux, disait-on, ou des vendeurs d’orviétan ; et il m’a semblé que je ne pouvais avoir rien de commun avec eux. Depuis que je te vois, quelque chose me dit que nous sommes gens à nous convenir. Avant de donner l’ivresse, l’hydromel n’exhale-t-il pas son bouquet ? Mais on dit que tu ne bois jamais ! N’importe, peut-être deviendrons-nous frères ; en attendant, je t’offre mon amitié ; donne-moi la tienne. Par la mort de Guoscho ! ne me prends pas pour un compagnon ordinaire ; je suis bon à tout, moi. Tu trouveras peut-être que je vais vite en besogne, mais demande à Monseigneur, comme au premier venu ; tout le monde te dira que le cœur et le cheval d’Ymer sont toujours prêts à partir de pied ferme.

Le Dedjazmatch paraissait très-satisfait de voir son général favori me faire ces avances. J’y répondis comme je pus et je me retirai enchanté de cette première visite.

Les allures mâles et polies de mes hôtes, leur attachement réciproque et leur charme particulier, charme que confèrent aux hommes bien doués les péripéties de la vie militaire, tout en eux m’avait frappé au point, que je me disais qu’on vivrait avec plaisir dans leur compagnie.

Le lendemain et le jour suivant, le Dedjazmatch convia à sa table ses principaux chefs, afin de me présenter à eux. La foule continuait à stationner tout le jour autour de ma tente ; des huissiers défendaient ma porte, et lorsque je sortais, ils me précédaient pour éloigner les curieux. Un matin, le Dedjazmatch m’entretint de la maladie de son fils aîné, le Lidj Dori, resté en Gojam.

Je répondis que je n’étais pas médecin ; qu’on attribuait à tort cette qualité à tout Européen ; que chez nous, comme partout, le véritable savoir procure sûrement réputation et fortune, et que ce sont, le plus souvent, les charlatans, qui s’expatrient afin d’exploiter un savoir équivoque. Mais j’avais beau dire, je n’obtenais que demi-créance ; afin de prouver du moins ma reconnaissance pour l’accueil qui m’était fait, j’ajoutai qu’en passant en Gojam avec la caravane, je pourrais voir le jeune prince et conseiller ce que le simple bon sens m’inspirerait.

Le Dedjazmatch dit alors que son fils irait à Gondar où je l’examinerais, pendant qu’il ferait des ablutions à l’église de Saint Tekla-Haïmanote, célèbre par ses cures miraculeuses.

Tu jugeras de son état ; tu trouveras peut-être quelque remède, et, en tout cas, comme je ne crois pas que ta caravane se mette en route de si tôt, tu pourras, pour utiliser ton temps, accompagner mon fils en Gojam, visiter notre pays et te joindre à elle, lorsqu’elle passera sur mes terres. Les vieillards racontent que, jadis, un homme comme toi est venu d’au delà de Jérusalem aux sources de l’Abbaïe. Après avoir scruté les feuilles des arbres, mesuré la localité et interrogé depuis l’herbe jusqu’aux astres, il s’écria, dit-on, que ces sources étaient douées de vertus merveilleuses ; qu’elles devaient être bénies de Dieu, ainsi que le pays qui les produit. Ces sources sont situées dans mon gouvernement ; tu dois être curieux de les visiter ; je t’y ferai conduire, et il te sera loisible d’y rester, tout comme si tu étais dans ton pays natal.

Imer Sahalou, le Blata Filfilo et d’autres notables présents joignirent leurs instances à celles du Prince, me promettant de faire tout ce qui dépendrait d’eux pour me rendre le Gojam agréable. Le Lik Atskou vint à mon secours, et enfin, le Dedjazmatch nous ayant donné notre congé, nous repartîmes pour Gondar.

Nous étions restés au camp sept jours, sept jours de fête ininterrompue pour le Lik Atskou, fête d’esprit et fête de bons morceaux. Chemin faisant, il en rappelait les moindres détails avec des commentaires si intéressants, qu’à l’écouter nos gens oubliaient les fatigues de la route ; et bien qu’il évitât de faire mention de la circonstance la plus sensible pour lui, il tournait autour avec complaisance de façon à nous laisser comprendre qu’il emportait l’assurance que le Prince lui donnerait, sous peu, les preuves de sa libéralité. Aussi ne cessait-il de faire l’éloge du Dedjadj Guoscho et des Gojamites, au détriment du Ras Ali et des hommes du Begamdir, gens incivils, disait-il, processifs et sourds aux paroles d’anciens comme lui. Reprenant le sujet de l’Européen venu aux sources de l’Abbaïe, il m’apprit qu’il s’appelait Yakoub ; que les contemporains de son père parlaient beaucoup de lui ; que sa conduite et ses manières l’avaient fait classer dans la noblesse ; qu’il était juste, brave, bon cavalier, adroit tireur, ami du peuple et homme de bien en tout. Je n’eus pas de peine à reconnaître dans ce Yakoub le voyageur écossais Jacques Bruce, et je saluai sa mémoire. De même que le titre d’homme de bonne compagnie, celui d’homme de bien ne s’acquiert pas en tous pays par les mêmes manières d’être ; chaque peuple le donne d’après un type variable résultant de ses besoins sociaux, de ses passions et de son caprice, bien plus souvent que de la raison morale pure. La religion, comme son nom l’indique, a cela de bienfaisant, qu’en ramenant à un type moral unique, elle relie dans une commune aspiration les races et les sociétés qui, livrées à leurs seuls instincts, tendent à diverger, à devenir étrangères, puis ennemies. Car plus encore que les individus, les nations tendent à l’égoïsme, à l’isolement, aux défiances et aux jalousies ; et philosophes et législateurs n’ayant rien trouvé dans nos horizons qui puisse atténuer la prédominance de ces principes destructeurs, c’est au delà de la terre qu’il faut aller chercher, c’est en dehors d’elle qu’il faut trouver le point d’appui pour soulever l’homme et le faire progresser dans un système moral qui le rapproche de l’éternel foyer, afin que les peuples, éclairés de plus en plus, reconnaissent le but suprême et la solidarité de leurs destins.

La nation éthiopienne, entourée de sociétés ennemies de ses principes religieux, et vivant dans un isolement séculaire, en a conçu un patriotisme exclusif, qui lui fait regarder comme barbares les mœurs autres que les siennes, et tout étranger comme un ennemi à mépriser ou à craindre. Aussi les Éthiopiens se montrent-ils défiants envers le voyageur, à moins toutefois qu’il ne soit chrétien ; en ce cas, ils l’admettent comme de plain-pied dans une sorte de familiarité qu’il dépendra de lui de confirmer et de rendre complète. Mais malgré les facilités que lui procure la conformité de principes religieux, il lui reste encore bien à faire pour que les indigènes se révèlent à lui tels qu’ils se révèlent à leurs propres compatriotes. Afin d’arriver à ce résultat, nécessaire pour juger sainement, il lui faut déployer un tact de tous les instants, mais surtout aimer ceux qu’il étudie ; car c’est sous l’influence de l’affection que l’homme se montre tel qu’il est, les sentiments contraires étant autant de masques qui déforment ses traits. Voyager avec la seule préoccupation de butiner et de s’en retourner au plus tôt dans sa patrie, rend le voyageur sujet à d’étranges méprises. Son ignorance ou son dédain des mœurs et des usages, ou son zèle intempestif à s’y conformer le mettent également dans un jour faux, qui l’expose à inspirer comme à concevoir des jugements erronés ; il subira des situations qu’il n’eût acceptées à aucun prix dans sa patrie, et il porte à son respect de lui-même des atteintes irréparables, car de même que la calomnie, une réprobation unanime, même imméritée, laisse comme une empreinte après elle. Quel qu’injuste que cela puisse paraître, ses discours, ses actes et jusqu’à son maintien font préjuger de ses compatriotes, et la faveur ou le blâme qu’il s’attire s’étend jusqu’à eux. À mesure qu’il s’écarte des routes battues, il assume une responsabilité plus grande vis-à-vis de sa patrie ; il lui incombe, sous peine de manquer à son devoir de la faire estimer et aimer en lui ; et s’il est assez heureux pour avoir réussi, il a bien mérité, puisqu’il a semé la fraternité entre les hommes.

Ces réflexions, que m’inspiraient les derniers échos de la réputation en Éthiopie du voyageur écossais, devaient naturellement éveiller ma reconnaissance envers ce hardi devancier, qui, par sa nature bienveillante, son tact et son esprit de sagesse, avait su laisser sur ses traces une opinion si favorable des Européens, et rendre ainsi à ses successeurs la responsabilité plus légère et la voie plus facile.

Un autre souvenir, bien plus ancien, qu’on retrouve en Éthiopie est celui du Moallim Petros (maître Pierre), nom que les indigènes donnent au jésuite espagnol Pedro Paëz. Ce missionnaire, parti vers le commencement du dix-septième siècle, pour aller prêcher le catholicisme en Éthiopie, fut pris par des corsaires musulmans et vendu comme esclave dans l'Yémen ; il y resta plusieurs années, mettant à profit son infortune, en apprenant à fond la langue arabe. Redevenu libre, il arriva enfin en Éthiopie, apprit rapidement l’Amarigna et le Guez, deux langues qui découlent de l’Arabe, et étonna par l’éloquence de son enseignement. Mandé à la cour, il convertit plusieurs dignitaires, des grands vassaux, l’Empereur lui-même, dit-on, ainsi que l’héritier présomptif. Ce dernier, parvenu au trône, en vue d’entraîner plus efficacement ses sujets à abjurer le schisme d'Eutychès, manifesta en cérémonie publique son adhésion à la suprématie du siège de Rome. Après la cérémonie, Paëz prit congé de l’Empereur, pour rentrer à son couvent de Gorgora, près du lac Tsana ; le peuple en grand nombre l’accompagna pour lui faire honneur, jusqu’à la sortie de Gondar. Quand il se trouva seul avec ses compagnons de route, il leur dit que sa mission sur la terre était accomplie, et il entonna le Nunc dimittis. Arrivé à Gorgora, il fut pris d’un accès de fièvre, se coucha et mourut. Plusieurs missionnaires européens avaient rejoint Paëz, et ils continuèrent son œuvre ; mais un fort parti s’étant formé contre eux, ils furent persécutés, expulsés du pays, et le catholicisme fut proscrit.

S’il est des hommes qui ont le privilège de communiquer leur personnalité à ceux qui les accompagnent, il en est aussi à qui le public attribue tous les actes de leurs compagnons. C’est ainsi que les Éthiopiens ont personnifié toute la mission portugaise dans Pierre Paëz, dont ils racontent la légende suivante :

Il arriva chez nous un homme de Jérusalem, nommé Moallim Petros. Sa barbe, d’un rouge ardent, était comme une flamme ; il se disait prêtre, et par sa conduite il l’était ; il parlait le Guez et connaissait tous nos livres et la théologie mieux que nos plus savants : grands seigneurs, femmes nobles, paysannes, soldats, théologiens, moines solitaires, tous accouraient à ses leçons, comme attirés par quelque sortilège ; sa parole était comme un embrasement. Lorsqu’il expliquait l’Évangile, c’était debout, et la toge ajustée, selon le cérémonial usité à l’égard d’un messager de l’Empereur. Il disait que le texte du livre étant le messager de Dieu, c’était bien le moins d’user envers lui de ces marques de respect qu’il est d’usage d’accorder au messager d’un roi de la terre. Ce qu’il avançait, il l’affirmait avec autorité. Le clergé ne pouvant le confondre s’émut d’envie, provoqua des troubles et le fit expulser. Les plus fervents de ses disciples l’accompagnèrent jusqu’à Moussawa. Là, au bord de la grande mer, ils lui dirent :

Nous voulons aller avec toi, ô notre Père ; et qu’importe que ton navire ne puisse nous contenir tous ! Saint Tekla-Haïmanote n’a-t-il pas étendu sa melote sur les eaux, et navigué ainsi jusqu’à Jérusalem ? Nous avons foi en Dieu et en ses miracles ; prie-le pour nous, et il commandera à la mer de nous porter tout autour de ton navire.

Le Moallim se prosterna la face sur le sable, versa des larmes, resta longtemps en extase, et s’étant relevé, il dit à ses disciples :

Non, cela ne doit pas être ; je vous laisse ici ; sans vous, les sillons se refermeraient.

Puis, il ouvrit les mains vers le ciel en disant :

Ô Dieu, si j’ai enseigné la vérité, rends manifeste l’injustice de mes persécuteurs ; si ma bouche a propagé le mensonge ou l’erreur, que cette mer se referme sur moi, que je sois dévoré par les monstres des abîmes !

Il monta seul sur le navire, salua une dernière fois ses disciples et leur jeta cette parole :

Mes frères, quel fut l’effet de l’onction que Notre-Seigneur reçut dans les eaux du Jourdain ? Méditez-là-dessus.

Et le navire s’éloigna. C’est à Dieu de savoir, ajoutent les Éthiopiens, si nos pères furent blâmables d’expulser ce savant théologien : toujours est-il qu’il nous a jeté en s’éloignant cette redoutable question d’où sont sortis le doute, la zizanie et les controverses sans issue, qui nous divisent encore aujourd’hui[1].

À notre rentrée à Gondar, chacun nous interrogea relativement au Dedjadj Guoscho. Le bruit courait que le Ras s’était emparé traîtreusement de sa personne, au moment où il se présentait à Dabra Tabor. Deux jours plus tard on assurait au contraire que le Dedjadj Guoscho, parti nuitamment avec sa cavalerie, avait surpris Dabra Tabor et emmené la Waïzoro Manann, prisonnière. On parlait aussi de la rébellion du Dedjadj Conefo, et les Gondariens n’osaient plus sortir de la ville. Pour dissiper ces alarmes, le Kantiba ou Gouverneur publia un ban, par lequel il menaçait de sévir contre les propagateurs de fausses nouvelles, et annonçait que le Dedjadj Guoscho, après trois jours passés à Dabra Tabor, avait rejoint son armée à Wanzagué et rentrait en Gojam.

Peu après, la ville fut encore mise en émoi par l’arrivée du Lidj Dori, fils du Dedjadj Guoscho, escorté d’une bande de 1,500 hommes. Ce jeune prince m’envoya saluer. Je me rendis aussitôt à l’église de Saint Tekla-Haïmanote, dans l’enceinte de laquelle on avait dressé une belle tente pour le recevoir.

Le Lidj Dori, âgé d’environ vingt ans, avait les traits d’une grande pureté, mais son regard atone et l’expression d’imbécillité de sa bouche faisaient peine à voir. Des ecclésiastiques gojamites qui l’accompagnaient parlaient pour lui ; il comprenait, dit-on, mais ne répondait que rarement. Les notables s’empressèrent d’aller le saluer et de lui offrir des cadeaux en pains, hydromel et comestibles de toutes sortes. À peine rentré chez moi, je reçus de sa part deux cents pains et quelques amphores d’hydromel, et en ma qualité d’habitant de la ville, je lui envoyai à mon tour un cadeau analogue. Les soldats de son escorte furent hébergés chez l’habitant ; mais comme Gondar relevait directement du Ras, on les répartit le lendemain dans des villages aux environs, relevant du Dedjadj Conefo, lié d’amitié, comme on sait, avec le Dedjadj Guoscho.

Je visitai journellement le malade. Chaque matin, on le soumettait à une ablution d’eau froide, consacrée préalablement par des prières, et, je crois aussi, par le contact des reliques de Saint Tekla-Haïmanote, le seul parmi les nombreux saints éthiopiens qui soit admis dans les diptyques de la liturgie éthiopienne imprimée à Rome. Cependant le miracle se faisait attendre, et après quatorze jours de ce traitement, le Lidj Dori se disposa à repartir. Ceux qui l’accompagnaient me pressèrent, au nom de son père, de me joindre à eux et je m’y décidai d’autant plus volontiers que les trafiquants ne parlaient de rien moins que de remettre à l’automne leur expédition en Innarya.

En faisant mes visites d’adieu à l’Itchagué et aux notables de ma connaissance, je leur recommandai mon domestique basque, Domingo, que je laissais à Gondar, pour servir mon frère, s’il arrivait avant mon retour, et aussi pour assurer mes communications avec Moussawa.

J’étais impatient de me mettre enfin en route ; mais je ressentais de la peine à quitter l’excellent Lik Atskou, qui s’était toujours montré si paternel pour moi. Il m’accompagna jusqu’au seuil de sa maison, demanda un siège, éloigna tout le monde et se mit à prier pour moi. Il me donna ensuite quelques conseils, qu’il interrompit plusieurs fois pour rabrouer mes gens qui s’impatientaient.

Avant tout, mon fils, dit-il, garde-toi bien du mauvais œil ; en Gojam, il est commun et venimeux, et il s’attaque de préférence, comme tu sais, à ceux qui ont le teint clair. Tu vas être à la cour d’un prince sans pareil en Éthiopie ; il est homme de bien, mais ne t’étonne pas d’y trouver des hommes de mal : le sort des princes est d’être entourés de ce qu’il y a de meilleur et de ce qu’il y a de pire. Peut-être bien cherchera-t-il à t’attacher à sa fortune ; reste avec lui, si cela te convient, mais n’oublie pas ton pays, car, soit pratiques magiques, soit amabilité naturelle, les Gojamites sont accusés de savoir faire oublier aux gens leur patrie. Tourne au bien la faveur dont tu jouiras ; les flatteries et les pièges t’entoureront ; sois discret, réservé, et ne te laisse jamais envahir au point de ne pouvoir rentrer parfois dans ton cœur pour t’inspirer des idées de France. Notre pays est pauvre, dans la demi-obscurité du mal, et tu viens d’un pays de richesse et de lumière. Va, mon enfant, suis ton destin, et que Dieu te garde !

Je m’éloignais, lorsqu’il ajouta :

N’oublie pas que tu es jeune, et si tu tardes trop, tu ne me retrouveras plus.

Le Dedjadj Conefo avait indiqué nos étapes : le premier jour, nous couchâmes dans des villages à quelques kilomètres seulement de Gondar ; le lendemain, nous arrivâmes à Tchilga où il campait. Il ne voulut pas voir le Lidj Dori, pour ne pas s’attrister l’esprit, dit-il, et il nous fit loger à distance du camp, ce qui m’empêcha de saluer ce Dedjazmatch, qui, d’ailleurs, faisait peu de cas des Européens, depuis sa victoire sur les Turcs. Deux jours après, nous nous mîmes en route pour le Jangada-beur ou col de Dangal, situé au Sud-Ouest de Gondar et du Dambya, sur la rive occidentale du lac Tsana. Pour nous faire honneur, le Dedjadj Conefo nous adjoignit une soixantaine de cavaliers et trois cents hommes de pied, qui marchaient en avant-garde et bouleversaient les villages par leur indiscipline.

En traversant le Dambya, je pus juger de la fertilité proverbiale de cette province. Le pays est peu accidenté, presque sans arbres ; sa terre noire, profondément crevassée pendant l’été, était littéralement couverte de moissons. Les fièvres y sont endémiques dans plusieurs localités ; les chevaux ne s’y propagent pas ; ils y sont même très-sujets à une espèce de farcin, mais la population abonde. Comme dans les Kouallas, les hommes y sont de taille plutôt petite, souples, actifs, colères et portés à la guerre ; ils vivent dans des hameaux épars çà et là, ce qui indique tout à la fois la sécurité et l’abondance.

Le deuxième jour, nous arrivâmes à Ysmala, petite ville dont l’église jouit d’un droit d’asile assez respecté. Nous fûmes reçus par le principal notable, qui mit d’autant plus d’empressement à nous héberger qu’il entretenait avec le Dedjadj Guoscho des relations amicales.

J’avais demandé à loger seul dans une petite hutte, et je soupais, lorsque j’entendis un grand tapage chez notre hôte, où le Lidj Dori et son monde festoyaient. J’y trouvai tout en tumulte : des soldats, brandissant la javeline ou le sabre, débitaient avec frénésie leurs thèmes de guerre ; de grandes cornes d’hydromel circulaient dans l’assemblée. Mon drogman m’apprit que le lendemain nous aurions probablement à combattre un vassal rebelle du Dedjadj Guoscho, nommé Acini-Deureusse. Des espions envoyés par notre hôte venaient d’annoncer qu’Acini, embusqué sur notre route, comptait enlever le Lidj Dori, afin de traiter plus avantageusement avec son suzerain.

L’idée d’avoir le spectacle d’un combat ne m’étant pas trop désagréable, je recommandai de me réveiller avant le boute-selle. Mais quand je rouvris les yeux, il faisait grand jour, et tout était calme. On me dit qu’Ymer-Goualou, chef de notre escorte, avait décidé de laisser le jeune Prince dans l’asile, pour le soustraire aux chances du combat, et que, pour ne point encourir à mon sujet les reproches du Dedjadj Guoscho, il avait enjoint à mon drogman, peu soucieux, du reste, de tenter l’aventure, de me cacher le moment du départ. Bien que flatté de l’importance qu’on attachait à ma conservation, je regrettai d’avoir dormi si consciencieusement. Nos gens étaient partis sans bruit avant le chant du coq, et l’on commençait à s’inquiéter sur leur sort.

Enfin, vers onze heures du matin, un cavalier, hors d’haleine, vint nous annoncer la victoire. Ymer-Goualou s’était personnellement distingué ; nos gens avaient peu souffert ; après un combat de peu de durée, Acini était parvenu à se dégager et à opérer sa retraite, laissant aux mains des nôtres environ quatre cents prisonniers.

Pour célébrer dignement ce succès, les habitants, qui la veille criaient famine, surent trouver comestibles, bouza et hydromel à profusion.

Des cavaliers arrivèrent successivement : leurs javelines tortuées ; leurs arçons garnis de ceintures, de pèlerines et de boucliers attestaient leurs exploits ; quelques-uns avaient appendu au frontal de leurs chevaux d’affreuses dépouilles humaines.

Les Éthiopiens, très-humains à la guerre, ont cependant l’habitude de pratiquer éviscération sur l’ennemi à terre. Cette odieuse coutume leur vient de l’invasion d’Ahmed Gragne, qui, désespérant de leur faire jamais accepter l’Islamisme, entreprit d’éteindre leur race entière.

En Europe, on est trop porté à méconnaître la haine invétérée des musulmans contre tous ceux qui ne sont pas de leur religion et surtout contre les chrétiens. Aujourd’hui, que la force est à la chrétienté, ils sentent qu’ils seraient mis au ban et dépouillés de tout bénéfice du droit des gens, s’ils ne dissimulaient l’esprit qui les anime ; et, lorsque leur férocité se trahit de loin en loin par quelques-uns de ces actes qui font frémir l’Europe, ils s’empressent de les désavouer, et l’opinion publique les explique trop aisément par cette tendance à la cruauté qui persiste malheureusement au fond des races les plus civilisées. Quand on a surpris le musulman dans sa vie intime, quand on l’a vu agir, lorsqu’il se croit hors portée de cette opinion publique de l’Europe qui pèse sur lui, l’obsède et en a fait cet être rusé, astucieux, dédaigneux, fastueux et arrogant qui induit en erreur tant de nos coreligionnaires, et les leurre de l’espérance de sa transformation, on est convaincu que ses moindres actes sont inspirés par un fanatisme implacable, et on ne s’étonne plus que, dans cette lutte sans témoins, au centre de l’Afrique, il ait osé entreprendre d’effacer le christianisme, en arrêtant la génération dans tout un pays peuplé de plusieurs millions d’hommes. Malheureusement, comme il arrive trop souvent, les Éthiopiens usèrent de représailles et s’habituèrent à déshonorer par cette coutume cruelle les guerres qu’ils ont faites depuis. C’est un phénomène étrange et qu’on retrouve en tous pays, que la persistance des hommes à pratiquer des coutumes qu’ils réprouvent eux-mêmes. Tous les Éthiopiens condamnaient celle qui nous occupe, et tous néanmoins s’en rendaient coupables à l’occasion ; mais dès le lendemain du combat, ils faisaient disparaître soigneusement les traces de leur action, et tout homme qui se respectait évitait d’en parler. Mes représentations au Dedjadj Guoscho, ou plutôt l’influence de ces idées généreuses qui ont cours en Europe et fusent providentiellement jusqu’aux extrémités du globe, ont fait cesser en partie cet odieux abus de la victoire, et, lorsque je quittai le Gojam, il était tacitement admis qu’un homme de bonne condition se déshonorait en traitant ainsi un ennemi chrétien. Chez les simples soldats, la réforme s’opérait plus lentement, parce que ces dépouilles sanglantes prouvent le nombre d’ennemis qu’ils ont tués, et sont autant de titres à l’avancement.

Le gros des combattants arriva enfin ; ils firent leur entrée, chantant en chœur une espèce d’embatérie. Le Lidj Dori fut placé sur un haut alga, et fantassins, cavaliers et fusiliers, qui avaient tué ou fait des prisonniers, vinrent l’un après l’autre débiter leur thème de guerre devant lui. Ensuite, chacun alla déposer son bouclier, ses armes, desserrer sa ceinture, reprendre sa toge et se mêler aux groupes, pour raconter ses impressions personnelles ; en dernier lieu, cortège obligé, arrivèrent les blessés et quelques morts portés sur des civières.

Comme nous étions en carême, bon nombre de vainqueurs allèrent faire la sieste, pour mieux attendre l’heure tardive du repas.

Les Éthiopiens font durer le carême deux mois. Ils s’abstiennent de viande, de lait, de beurre, d’œufs, et, dans quelques provinces, même de poisson ; ils ne font qu’un seul repas vers la fin du jour, et ils s’abstiennent de boire jusqu’à ce moment, excepté le samedi et le dimanche, où ils font deux repas. L’olive n’existant chez eux qu’à l’état sauvage, ils la remplacent par une graine oléagineuse nommée nouk, dont ils tirent une huile désagréable, et, selon leur propre témoignage, fort nuisible à la santé. Comme ils ne cultivent aucun fruit et presque pas de légumes, ils en sont réduits, en temps de jeûne, à quelques sauces épaisses composées de farine de pois chiches, de fèves ou d’autres grains, et fortement relevées d’épices qui les aident à manger leur pain. Ils corrigent les mauvais effets de ce régime en buvant d’une bière épaisse nommée tchifko, faite avec de l’orge et d’autres grains ; les gens riches, qui ne boivent habituellement que de l’hydromel, font alors usage de cette bière, qu’on dit être fort nourrissante. Quelques-uns, au moment de se mettre à table, boivent du miel auquel on n’a ajouté que l’eau strictement nécessaire à la déglutition, et ils prennent aussitôt leur repas, car le moindre retard leur rendrait impossible toute ingestion nouvelle. Le miel pris de cette façon fait supporter plus facilement le jeûne du lendemain. Les prêtres accordent la dispense ou confirment sans difficulté les décisions individuelles prises dans les cas dits d’urgence. Néanmoins, on peut dire que la grande majorité des Éthiopiens observe le jeûne du carême, celui d’une quinzaine de jours en l’honneur de la sainte Vierge, et celui du mercredi et du vendredi de chaque semaine. Les gens rigides s’astreignent de plus au jeûne dit des Apôtres, qui dure près de deux mois, et à d’autres jeûnes dont l’ensemble forme près de la moitié de l’année. Montesquieu attribuait aux jeûnes des Éthiopiens leur infériorité dans leurs guerres contre les Turcs. Mais ces derniers ont le jeûne rigoureux du Ramadan. Pour mon compte, j’ai fait campagne avec les Éthiopiens pendant plusieurs années ; je les ai vus combattre en carême et en d’autres temps, et je n’ai pas trouvé que les jours de jeûne leur valeur fût refroidie. Ils supportent la faim, la soif, les longues marches, avec une facilité telle que, sous la conduite d’un chef habile, ils épuiseraient aisément une armée turque, sans recourir au combat. Ayant encore moins de besoins que l’Arabe, ils ont, comme lui, la faculté de pouvoir passer sans transition de la famine aux excès de l’abondance ; mais ces qualités, si précieuses à la guerre, ne suffisent pas à contrebalancer la grande supériorité que les Turcs avaient du temps de Montesquieu, et qu’ils ont encore aujourd’hui, par la quantité et la qualité de leurs armes de guerre. Sans doute, le courage, comme toutes les vertus, emprunte quelque chose à la nourriture ; mais heureusement il puise son existence à de plus nobles sources.

Cependant le carillon de l’église annonça la fin du jeûne ; les soldats, n’ayant pour se refaire qu’une nourriture peu appétissante, passèrent une partie de la nuit à boire.

Avant le jour, nous fûmes en route, et le soleil se levait à peine quand nous atteignîmes le lieu du combat. Une troupe de grands vautours nudicoles disputaient à des hyènes quelques cadavres couchés dans l’herbe. À notre approche, les hyènes s’enfuirent, les vautours s’envolèrent lourdement dans les arbres. L’un d’eux, plus grand encore que les autres, se jucha en trébuchant à plusieurs reprises sur la couronne d’un arbre élevé ; là, rengorgé dans sa collerette blanche tachée de sang, les ailes mi-ouvertes et immobiles, présentant le poitrail à un premier rayon de soleil qui éclairait la cime, il semblait engourdi par l’excès de chair dont il s’était gorgé. Je l’abattis d’un coup de carabine. Il n’était pas encore mort, et nous pûmes assister à son agonie. Cette phase dernière est ordinairement fort belle chez les oiseaux de proie. Celui-ci se débattait par moments avec violence, et maintenait à coups d’aile, au milieu des spectateurs, un espace libre, son aire suprême ; il contractait à vide ses puissantes serres, frappait le sol de sa tête, se levait, retombait. Un instant il put se dresser, appuyé sur ses ailes, et, en ondulant son long col, il rejeta devant nous des lambeaux de chair humaine. Les soldats révoltés lui écrasèrent la tête à coups de talon de javeline. Il mesurait plus de six pieds d’envergure. On se remit joyeusement en route, car les indigènes attribuent un effet propitiatoire au sang répandu, surtout à celui d’un animal sauvage.

Aceni-Deureusse avait la réputation d’être brave et très-habile à la guerre de partisan ; aussi nos gens, étonnés de leur facile victoire, se tenaient-ils sur leurs gardes. Environ deux cents hommes allaient en éclaireurs ; une bonne troupe fermait notre marche, et, toute la nuit, la moitié de notre monde resta sous les armes. Le jour suivant, aux environs d’une forêt, le terrain devint difficile ; Ymer-Goualou nous forma en ordre de combat, et bientôt nos éclaireurs se replièrent, annonçant la présence de l’ennemi.

C’est un spectacle toujours intéressant que de voir l’homme à l’approche du danger. Les uns s’interpellaient gaîment ; d’autres riaient de ce rire particulier qui prend aux natures nerveuses et énergiques ; plusieurs débitaient avec fracas leur bardit ou thème de guerre ; quelques-uns se recueillaient en frissonnant ; bon nombre décelaient malgré eux leur incertitude ; d’autres enfin entonnaient les mâles refrains de chants guerriers. Mais notre mise en scène fut en pure perte. Quoique peu inférieur par le nombre, Aceni-Deureusse n’osa nous attendre, et, profitant des brusques accidents du terrain, il se réfugia dans la forêt, où l’on ne jugea pas prudent de le poursuivre. Son arrière-garde, en s’enfonçant sous bois, nous envoya quelques balles qui ne blessèrent personne. Nous reprîmes notre route en forçant la marche, et, vers le milieu de la nuit, nous atteignîmes le village de Kouellèle Kuddus Mikaël, situé près des sources de l’Abbaïe.

Le village de Kouellèle est assis dans une petite et haute vallée située entre le Damote, le Metcha et le pays des Agaws ; cette vallée s’ouvre et s’élargit vers cette dernière province et se trouve close, du côté de l’Est, par la réunion des collines.

Je demandai à Ymer-Goualou à être conduit aux sources ; les chefs se consultèrent et me donnèrent une petite escorte. Le Lidj Dori devait m’attendre le lendemain au soir dans un district assez éloigné de là. Avant le jour, je me mis en marche.

La vallée et les pentes qui la circonscrivent étaient revêtues d’une végétation pressée, où dominait le gracieux Kerhaa (espèce de bambou), et les lianes qui entravaient notre étroit sentier annonçaient assez que peu de voyageurs en troublaient la solitude. Le sol devint tourbeux, l’atmosphère humide ; les arbres plus pressés et plus grands étaient revêtus d’une mousse luxuriante. Bientôt, le terrain croulier indiqua l’abondance des eaux souterraines ; nous arrivâmes à une clairière, et un soldat me dit, en désignant deux trous circulaires et bordés d’une mousse épaisse :

Voilà l’Œil de l’Abbaïe.

Ces deux trous, larges de deux mètres environ, contenaient à pleins bords une eau limpide et sans mouvement apparent ; c’est sous le sol qui les entoure que se déversent d’une façon latente les eaux qui alimentent à sa naissance ce fleuve, le plus grand de l’Éthiopie. Afin de me démontrer la profondeur de ces deux cavités, des soldats lancèrent perpendiculairement dans l’une et l’autre une verge longue de deux mètres, qui disparut comme une flèche et ne rejaillit qu’après un long intervalle.

Ces cavités conduisent, me dirent-ils, jusqu’au cœur de la terre.

Les environs abondent en lions, en buffles et en autres bêtes sauvages. Je me disposais à faire un tour d’horizon à la boussole et à observer la latitude du lieu, mais les gens de l’escorte s’opposant absolument à tout délai dans cet endroit désert et dangereux, nous repartîmes aussitôt au pas de course, et nous regagnâmes le hameau de Kouellèle Kuddus Mikaël.

Le nom de Guiche Abbaïe, qu’on donne aux sources mêmes, s’étend aussi au district qui les renferme, ainsi qu’à la montagne la plus saillante parmi celles qui forment cette vallée.

J’étais le troisième Européen qui atteignait l’emplacement de ces sources visitées par Bruce et découvertes par Pedro Paëz. En les quittant, je voulus, malgré mes guides, suivre les premiers pas du fleuve célèbre qui en découle. Après l’avoir côtoyé et enjambé plusieurs fois, pour constater les tributs que lui apportaient ses premiers et humbles affluents, je compris le désaccord des plus savants géographes, et la facilité avec laquelle s’élève un conflit d’opinions relativement à l’élection d’un cours d’eau principal du milieu d’un réseau de tributaires contigus, afin de signaler ce cours comme la véritable origine d’un fleuve. Dans le choix qu’on fait ainsi, doit-on regarder comme raison déterminante l’étendue relativement plus grande du bassin d’un des affluents ? S’en tiendra-t-on à celui dont la source est la plus éloignée de l’embouchure maritime, en mesurant toujours dans le lit du courant ? Faudra-t-il au contraire ne considérer que le volume relatif des eaux, ou enfin ne se fixer que d’après la dénomination acceptée par les indigènes, et qui, dans les différentes parties du globe, semble avoir été motivée par des raisons opposées ? Mais je laisse ces questions, celles qui en découlent, et les théories qui les font naître, à ceux pour qui elles constituent un intérêt de premier ordre ; ce qui m’importait avant tout dans ma visite aux sources célèbres de l’Abbaïe, c’était l’étude des populations qu’il fallait traverser pour les atteindre.

En découlant de la haute vallée qui le voit naître, l’Abbaïe se dirige d’abord vers le Nord-Ouest, puis se tourne au Nord, pour entrer dans le lac Tsana, qu’il traverse, assure-t-on, sans y mêler ses eaux et en contournant la péninsule de Zagué, qui est attenante au district du Metcha. Près de Bahar-Dar, l’Abbaïe débouche du lac sous la forme d’un large déversoir ; puis, coulant au Sud-Est dans un lit rocheux et rétréci, il sépare du Gojam, d’abord le Begamdir, puis l’Amhara, l’Ahio, le Durrah, le Djarso, le Touloma, le Kouttaïe, le Liben, le Gouderou et l’Amourou. Plus bas, il sépare l’Agaw-Médir et les nègres qui l’avoisinent, des Sinitcho du Limmou et des nègres de la rive gauche, pour se joindre au Didessa, et devenir, sous le nom de Bahar-el-Azerak, le vrai Nil des indigènes. À Khartoum enfin, il reçoit le fleuve Blanc, et quelle que soit l’opinion des géographes en amont, ces derniers s’accordent avec leurs savants confrères en aval, pour donner dorénavant sans conteste le nom de Nil à la jonction du fleuve Bleu et du fleuve Blanc. Par ce que j’ai dit ci-dessus, on voit que le Gojam, le Damote, le Metcha et l’Agaw-Médir, compris souvent d’ailleurs sous le nom unique de Gojam, forment au milieu de l’Éthiopie une vaste presqu’île terrestre dessinée par une énorme fissure dont l’Abbaïe arrose le fond.

Au coucher du soleil, nous rejoignîmes le Lidj Dori et nos compagnons, qui nous firent compliment sur la rapidité avec laquelle nous avions accompli notre longue marche ; ils n’avaient compté, dirent-ils, nous revoir que le lendemain. Désormais, nous cheminions en pays relevant du Dedjadj Guoscho. Quand même je n’en aurais point été prévenu, je m’en serais aperçu à l’empressement joyeux des habitants, qui accouraient sur notre passage. Nous n’avancions plus qu’à petites journées, sans précaution et en marchant à la débandade ; en approchant de leurs villages, nos hommes prenaient congé du Lidj Dori, et nous fûmes bientôt réduits à trois cents lances. Quatre jours après avoir quitté Guiche Abbaïe, nous découvrîmes Dambatcha, où se trouvait le Dedjadj Guoscho, et nous fîmes halte derrière un pli de terrain qui nous masquait la ville.

Ymer-Goualou envoya prévenir le Dedjazmatch de notre arrivée et demander la permission de faire une entrée d’apparat, motivée par la victoire sur Aceni-Deureusse. Bientôt, ce ne fut plus jusqu’à la ville qu’un va-et-vient continuel : des amis envoyaient à mes compagnons des toges, des ceintures ou des culottes blanches, des pèlerines de guerre ou des sabres à fourreaux neufs en maroquin rouge, des mules, des chevaux frais, des boucliers relevés d’ornements en cuivre ou en vermeil, des selles d’apparat, enfin, tout ce qui pouvait rehausser l’éclat de notre petite entrée triomphale. Quant à moi, après m’être baigné dans un ruisseau voisin, je mis un turban blanc, des babouches rouges, un pantalon blanc à la mamelouk, une ceinture de soie rayée, et enfin une toge que j’étais loin encore de savoir porter avec aisance. Les chefs se mirent en selle ; les soldats, déposant leurs toges, se rangèrent en masse derrière eux, et nous entrâmes en ville au pas gymnastique, précédés par des trompettes et des joueurs de flûte.

La nouvelle du combat avec Aceni-Deureusse, le retour du Lidj Dori et l’arrivée d’un Européen étaient des appâts plus qu’ordinaires pour la curiosité des citadins, partout avides de spectacles ; aussi, se pressaient-ils en foule sur notre passage et autour de l’habitation du Dedjazmatch, en face de laquelle notre troupe, formée en demi-cercle, s’arrêta en marquant le pas et en chantant à l’unisson un air militaire. Les chefs mirent pied à terre, prirent le Lidj Dori au milieu d’eux, et, s’avançant à quelques pas du seuil, s’inclinèrent ; le jeune prince entra seul chez son père. Un huissier vint aussitôt m’inviter à entrer aussi.

La maison du Dedjadj Guoscho, ronde et construite comme celle du Ras, était pleine de monde ; des huissiers maintenaient avec peine un espace libre, afin de permettre au Dedjazmatch, à demi couché sur son alga, dans l’alcôve en face de la porte, de voir ce qui se passait sur la place. On me fit asseoir sur un tapis étendu à terre, à la tête de l’alga ; le Lidj Dori resta debout parmi les pages de son père. Bientôt ceux de nos compagnons qui s’étaient distingués à l’affaire contre Acini paradèrent l’un après l’autre devant l’entrée de la maison, en débitant leur thème de guerre et jetant sur le seuil, qui des boucliers, qui des ceintures, des javelines ou des baguettes, dont le nombre indiquait le nombre des ennemis tués ou faits prisonniers, ou celui des javelines qui leur avaient été lancées durant le combat. Cette bruyante parade dura longtemps. Le Prince voyant que le Lidj Dori, toujours à la même place, était à bout de forces, l’envoya chez sa mère.

Il me dit que je devais désirer me reposer et me fit conduire dans une jolie tente dressée à côté de sa maison. Elle était blanche et coquette ; une épaisse couche de joncs frais en recouvrait le sol ; un petit alga garni d’un tapis était au fond ; afin de me soustraire aux curieux, deux eunuques gardaient ma porte. Bientôt une suivante de la Waïzoro Sahalou, femme du Prince, vint me souhaiter la bienvenue de la part de sa maîtresse, demander si je gardais le jeûne et quels étaient les mets que je préférais. Je répondis que je ne jeûnais point, et que tout ce qu’elle daignerait m’envoyer serait bien reçu ; et plusieurs de ses suivantes me servirent bientôt un repas parfaitement préparé. Le Prince, à son tour, me fit inviter à venir rompre le jeûne avec lui. Comme j’achevais à peine, je m’excusai ; mais il me fit dire que, dussé-je, malgré l’abstinence rigoureuse qu’ils observaient, demander des viandes à sa table, il ne voulait faire son premier repas, depuis qu’il était mon hôte, qu’en ma compagnie.

On m’attendait pour le Benedicite. Le Prince m’indiqua un tabouret à la tête de son alga ; je sus plus tard que deux personnages jouissaient seuls de cette faveur. Le plus grand silence régna pendant qu’on mangeait ; les causeries à demi-voix s’établirent dès qu’on servit l’hydromel, et se prolongèrent durant une couple d’heures. Les restes de la table furent distribués par jointées à de nombreux soldats qui, debout, avaient assisté au repas ; quelques-uns étaient en loques ; ils reçurent cette pitance en s’inclinant et la dévorèrent sur place. Assister ainsi au repas du maître, est pour ces hommes une grande marque de faveur ; on les appelle compains ou commensaux ; ils ont l’espoir de gagner un jour par leurs services le droit de s’asseoir à cette même table, et de devenir ainsi les compagnons ou comites du Prince, dans l’acception usitée au Moyen-Âge. Enfin, un prêtre se leva et dit les grâces ; les femmes du service de l’hydromel enlevèrent leurs amphores vides ; on emporta la table, et l’huissier fit évacuer la maison, à l’exception de quelques convives favoris, formant le cercle intime. Les pages prennent alors le service ; un huissier reste à l’intérieur, mais chargé seulement de la porte ; une femme de confiance tient l’amphore d’hydromel qu’elle ne verse plus que pour la soif du maître ou de ceux à qui il accorde nominativement un pareil honneur. La conversation devient familière, les rangs sont oubliés, et d’ordinaire règne la plus franche gaîté.

Malgré un certain désordre apparent, les repas sont conduits d’après une étiquette rigoureuse qui ne subit que des modifications légères, imprimées par les habitudes particulières du maître. Prendre sa nourriture est pour l’Éthiopien une grosse affaire, et, comme nous aurons occasion de le voir dans la suite, de la façon dont il envisage tout ce qui peut y avoir trait, résultent les coutumes, les usages, les mœurs de son pays et leur identité ou leur analogie avec ceux de la Judée, de la Grèce antique et du moyen-âge en Europe.

Mon drogman fut mandé ; je devins naturellement le centre de l’attention. Mais, avec son tact parfait, le Prince maintint dans de justes bornes la curiosité des assistants. On se sépara vers dix heures. La nuit était très-belle ; je fis relever le rideau de ma tente et je songeais aux incidents de la journée, lorsque je fus distrait par le bruit que faisait l’eunuque pour écarter un intrus. Je levai la consigne. C’était un clerc, qui, me voyant prolonger ma veillée, venait me tenir compagnie. Il disait avoir été à Jérusalem et parlait un peu l’arabe, circonstance à laquelle il devait sa récente entrée en faveur, le Prince ayant voulu, pour ses rapports, avec moi, avoir son drogman particulier. Il était du reste intelligent, causeur infatigable, et prétendait, vis-à-vis de ses compatriotes connaître, parfaitement les mœurs, la langue et les usages de mon pays. Je lui demandai, entre autres choses, s’il serait facile de se procurer une belle peau de lion ; il me dit qu’elles étaient fort rares, réservées aux grands seigneurs, et d’un prix élevé. Ma tente était tellement près de la maison du Dedjazmatch qu’il put nous entendre ; il fit appeler mon interlocuteur, et quelques instants après un page m’apporta ce message :

« Je ne suis pas riche comme les princes de ton pays, mais cette fois, du moins, je peux te satisfaire. Je viens de recevoir du roi d’Innarya trois peaux de lion en présent ; je t’en envoie une, parce que je veux que ton premier sommeil chez moi soit celui d’un hôte dont le premier désir a été satisfait. »

Pendant que je me laissais aller au plaisir que me procurait cette attention, le page revint avec deux autres peaux.

Tu sais peut-être, me faisait dire le Prince, qu’une pèlerine en peau de lion est une décoration recherchée par nos cavaliers les plus intrépides ; les miens sont impatients que je leur donne celles-ci. Je te les envoie toutes les trois, afin qu’au jour tu puisses prendre pour toi la plus belle.

Je fis mettre les trois peaux l’une sur l’autre, et je m’endormis dessus. Le matin, j’allai remercier le Dedjazmatch, qui se mit à rire en apprenant quel usage j’avais fait de son présent.

Vous devez être bien braves dans votre pays, me dit-il, puisque vous faites litière de ce qui est la décoration de nos plus vaillants ; mais puisque les trois peaux de lion sont entrées chez toi, le mieux est que tu les gardes, ne fût-ce que pour t’épargner l’embarras du choix.

Et faisant allusion à l’indiscrétion de son clerc, il ajouta avec bienveillance :

Ne trouve pas mauvais que le clerc m’ait appris ce que tu désirais avoir. Tant que tu seras avec moi, les oiseaux du ciel m’apprendront les souhaits que tu feras le jour, et la nuit les esprits me révéleront ceux que tu feras en rêve.

Je retrouvai auprès de lui le Blata-Filfilo et Ymer-Sahalou, auxquels il m’avait présenté lors de ma première visite à son camp. Le premier était toujours grave, digne et d’une humeur doucement narquoise ; l’autre, joyeux et pétulant en paroles comme en gestes. Tous deux recherchèrent mon amitié. Ymer-Sahalou s’exaltant disait au Prince :

Que Monseigneur assure à Mikaël[2] qu’Ymer est ici pour lui complaire. Je lui offre à prendre dans tout ce que j’ai ; qu’il choisisse, et par Notre-Dame, ce qu’il me laissera aura pour moi un nouveau prix !

Holà ! mon gendre, disait Filfilo, avant de jeter tout ce que tu possèdes à la tête des gens, tu ferais bien de me rendre ma fille.

Et, s’adressant à moi :

Trouve-t-on dans ton pays des écervelés comme cela ? Ne te fie pas à ce gazouillard dont le cheval et la langue s’emportent à tout propos. Quelque jour, il y laissera ses os. Toi, Mikaël, tu m’as l’air raisonnable, et tu n’ajouteras foi ici qu’à la bienveillance de notre Seigneur ; elle est déjà telle pour toi, que pour lui faire notre cour, chacun s’évertue à te prouver du dévouement.

– Par Notre-Dame-de-la-Jambe-Cassée[3] ! reprenait Ymer, est-ce que Monseigneur ne congédiera pas ce pronostiqueur ? Fâcheux beau-père ! Ah ! pourquoi sa fille était-elle si jolie ? Tiens, Mikaël, n’épouse qu’une orpheline ; c’est un conseil d’ami que je te donne.

Le Prince encourageait ces plaisanteries, toujours courtoises ; c’étaient des lazzis, des ripostes, de francs rires. Ces trois hommes s’aimaient sincèrement.

L’armée du Dedjadj Guoscho était dispersée dans les fiefs ; il n’avait auprès de lui que les fusiliers de sa garde et quatre centeniers avec leurs hommes. Mais ses vassaux affluaient de toutes parts pour lui faire leur cour, solliciter ou suivre quelque affaire en justice ; ce qui entretenait une grande animation à Dambatcha.

La femme du Dedjazmatch envoyait deux, ou trois fois par jour s’informer de mes besoins ; elle manifesta le désir de me recevoir chez elle. Le Prince me fit sonder à ce sujet, mais je crus devoir montrer beaucoup de réserve ; je me rappelais les paroles du Lik Atskou et je voulais, autant que possible, me tenir à l’écart de la vie intime de mes hôtes. Le Prince fit dire à sa femme de ne point insister ; et je n’eus pas lieu de m’apercevoir que mon refus ait causé du dépit à la Waïzoro, qui se préoccupa, comme avant, de pourvoir assidûment à mon bien-être. Elle disait que, me voyant seul, loin de ma mère et de mes sœurs, elle devait, par ses soins, les remplacer auprès de moi et me tenir lieu de famille, parce qu’une femme seulement sait pourvoir avec intelligence aux détails de la vie matérielle. En effet, elle s’imposa cette tâche, dont elle s’acquitta toujours de la façon la plus convenable et la plus délicate.

Un jour, le Dedjazmatch me proposa une chasse au sanglier ; je l’accompagnai, monté sur ma modeste mule. Chemin faisant, il me demanda si dans mon pays on aimait les mules qui vont l’amble ; il en montait une lui-même fort belle. Je répondis qu’en France l’homme de guerre ne montait que le cheval ; qu’on laissait la mule pour le bât. Sans faire attention à ce qu’il pouvait y avoir, dans ma réponse, de peu aimable pour lui, le Prince se contenta de dire :

Ici, l’on préfère réserver l’ardeur des chevaux pour le moment du combat, et monter des mules pour voyager sûrement dans notre pays montagneux. Mais peut-être ignores-tu ce que c’est qu’une bonne mule.

Il se fit donner la mule d’un de ses suivants et m’offrit la sienne. Elle était si bien dressée que, tout en allant rapidement, on eût pu tenir, sans le répandre, un verre plein d’eau ; selon l’expression éthiopienne, elle cheminait comme l’onde. Comme je louais les qualités de ma nouvelle monture :

Garde-la, me dit le Prince ; elle te permettra de m’accompagner avec moins de fatigue.

De retour de la chasse, je fis remettre à un des écuyers le harnais de ma mule ; mais le Dedjazmatch me fit dire de le garder, si toutefois il ne m’était pas désagréable de faire usage d’une selle qui lui avait servi deux ou trois fois. Elle était en maroquin rouge, brodée en soie bleue et couverte de pretintailles en cuir vert, rehaussées de clinquant ; une longue housse écarlate servait à la recouvrir quand le cavalier mettait pied à terre. En me donnant ce harnais, le Prince me conférait une sorte de distinction, car les chefs d’un rang élevé en avaient seuls de pareils. Depuis la chute de l’Empire, les insignes honorifiques ont perdu en partie de leur valeur, à cause du nombre de Polémarques indépendants s’attribuant le droit de les conférer ; néanmoins, à mon arrivée dans le Gojam, on faisait encore grand cas d’un semblable harnais.

Je passai ainsi quelques semaines à m’oublier agréablement, partageant mon temps entre la chasse, la lecture et mes entretiens avec le Prince, Ymer-Sahalou et son beau-père, et, chaque jour, je sentais croître mon affection pour eux. Quelquefois, le Dedjazmatch réunissait des notables curieux d’assister à nos conversations. Je les entretenais des mœurs, des coutumes de mon pays, de ses rapports avec les autres nations ; je leur parlais de nos armées, de nos grandes guerres ; je leur apprenais que Jérusalem n’était qu’à moitié chemin de la France, et que cependant ma qualité de Français me protégeait depuis notre territoire jusqu’au Sennaar et jusqu’à Moussawa ; je leur expliquais à quel point les forces des puissances chrétiennes de l’Europe étaient supérieures à celles de l’Islamisme et de l’Asie entière. Ils me répondaient :

Les Musulmans, qui seuls chez nous traversent la mer, nous assuraient le contraire ; mais il doit en être comme tu dis ; les paroles du Livre n’annoncent-elles pas que les enfants de la Croix domineront le monde ?

Tous faisaient des rapprochements critiques entre ce qui existe chez eux et ce que je leur racontais de mon pays ; quant au Prince, il me questionnait sans fin sur l’Europe et de la façon la plus intelligente. Ces échanges d’idées tendaient à modifier le jour sous lequel on me regardait ; les égards qu’on ne m’avait témoignés jusque là que par déférence pour le Prince me parurent prendre des nuances de sympathie personnelle.

Cependant, je dus me préoccuper d’atteindre l’Innarya, but de mon voyage ; la saison s’avançait, l’Abbaïe allait devenir infranchissable, et je ne voyais pas venir la grande caravane de Gondar. Je fis prendre des informations auprès des trafiquants musulmans, fort nombreux à Dambatcha, où, de même qu’à Gondar, ils habitent un quartier séparé de la ville ; beaucoup d’entre eux fréquentaient les marchés du Gouderou, du Liben, du Horro et de l’Innarya ; les plus aventureux poussaient même leur trafic au delà. Le Prince fut informé de mes démarches, et me dit un soir, après souper :

Je crains, Mikaël, que la vie que tu mènes ici ne te soit à charge.

Je lui répondis que je ne manquais de rien, que mon séjour m’était agréable, et qu’à mon retour de l’Innarya j’espérais, s’il le trouvait bon, m’arrêter plus longtemps auprès de lui.

Le lendemain matin, je fus surpris d’être appelé à l’heure qu’il consacrait d’ordinaire à l’expédition des affaires. Le Blata-Filfilo, Ymer-Sahalou et ceux de ses familiers avec lesquels j’avais le plus de rapports, se trouvaient auprès de lui. Mon drogman ne fut pas admis ; on envoya quérir le clerc, et dès qu’il parut, le Dedjazmatch rompit enfin un silence qui me pesait.

Mikaël, me dit-il, tu es entré chez nous sous d’heureux auspices, le sage Lik Atskou m’ayant dit du bien de toi. Les hommes du Gojam n’avaient jamais vu un homme de ta race ; tu as excité leur intérêt, et mes familiers te diront que, depuis ton arrivée, si j’ai hâte de terminer l’expédition journalière des affaires, c’est pour causer avec toi. On dit chez nous que l’affection naît de l’habitude. Nous espérions d’autant plus que tu te laisserais aller à ce sentiment, que nous te sommes frères par la foi chrétienne ; nous avons tâché, selon nos moyens, de rendre heureux ton séjour, et nous nous habituions à l’idée de sa durée. Mais voilà que déjà tu songes à te séparer de nous, non pour regagner ton pays, mais pour aller chez ces Gallas, gens grossiers, ignorants, sanguinaires, où tu n’as aucun protecteur. Je ne cherche pas, en t’alarmant, à te détourner de ton voyage ; mais il est plus d’une façon de l’entreprendre, et celle que tu as choisie nous paraît la moins prudente. Qui peut prévoir les impressions que ta vue fera naître chez ces Gallas ? Ils sont dans toute l’obscurité du paganisme ; on dit même qu’ils pratiquent quelquefois le sacrifice humain. Ces trafiquants musulmans auxquels tu veux te joindre te trahiront à la première occasion ; et quand cela ne serait pas, ta manière d’être est inconciliable avec celle de ces hommes frappés à nos yeux d’infamie, ne fût-ce que pour leur trafic de chair humaine. Tu es venu de si loin, dis-tu, pour apprendre les coutumes et les hommes de notre pays ? Tu ne nous connais pas ; c’est à peine si tu as bu à nos sources, et tu ne parles pas encore notre langue, et la tienne nous est inconnue. Moi qui serais ton père par mon âge, je suis encore trop jeune et trop absorbé par les soins de mon gouvernement, pour avoir de nos pays une connaissance complète. Mais voici Filfilo, qui a vécu plus que moi, et qui sait davantage ; il te dira si nous manquons d’hommes instruits que nous consultons comme des maîtres. Je n’ai qu’à ordonner, et des théologiens, des légistes, des historiens, des hommes sages connaissant les légendes, les coutumes et tout ce qui est dans nos pays, viendront s’entretenir avec toi. Nous autres, nous te raconterons les choses de notre temps, et si tu veux affronter avec nous les privations, nous accomplirons ensemble notre histoire actuelle. Enfin, si malgré tout, le désir de visiter les Gallas continue à te préoccuper, sache que nous poursuivons leur réduction, et qu’il est possible qu’avant peu notre armée passe de nouveau sur leur territoire. Durant mon enfance, j’ai vécu parmi eux ; je parle leur langue, et, j’ai conservé des relations amicales avec plusieurs de leurs notables à qui je pourrai te recommander. Mais que dirait-on de moi, si je te laissais partir dans les circonstances actuelles ? Toi-même, plus tard, tu ne manquerais pas de me juger sévèrement. Consulte-toi bien, Mikaël ; tu dois sentir que tu as nos sympathies. Prends garde d’abuser de cette faveur de Dieu, en t’éloignant imprudemment d’amis qu’il te donne si loin de ton pays.

Très-touché de ces paroles, je répondis au Dedjazmatch qu’en quittant famille et patrie pour voyager, j’avais plus compté sur la protection de Dieu que sur celle des hommes, et que j’étais d’autant plus sensible à l’appui que je trouvais chez lui ; que je serais insensé de méconnaître ses bontés, et malhabile de préférer à ses conseils la seule impulsion d’une curiosité inexpérimentée ; qu’enfin j’acceptais avec reconnaissance sa proposition de l’accompagner, s’il passait en pays Galla, ou de m’y faire introduire par les alliés qu’il y avait conservés.

À mesure que le clerc traduisait ma réponse, le Prince et ses familiers s’entre-regardaient. Quand j’eus terminé, le Dedjazmatch inclina légèrement la tête ; puis se redressant sur son alga, il donna l’ordre de faire entrer le monde, et il commença l’expédition des affaires avec son calme habituel.

Rentré chez moi, je reçus des félicitations de la part de la Waïzoro Sahalou.

 

 

  1. Cette question est célèbre en Éthiopie, non-seulement parmi les ecclésiastiques de tous les ordres, mais encore parmi les laïques, et les diverses solutions qu’on lui a données ont dessiné autant de sectes, ou pour mieux dire, autant de partis, qui s’entre-haïssent. Dans la plus grande partie du Tigraïe, on croit que le Saint-Esprit s’unit et se confondit avec l’humanité de Notre-Seigneur, le mot Towahadeh, qui est ici sacramentel, comporte ces deux significations, et la croyance religieuse du Tigraïe est appelée : Towahadou. Le vulgaire dit aussi Karra, mot qui signifie couteau, parce que les hommes du Tigraïe font souvent une fente au côté externe du fourreau de leur sabre pour y engainer un petit couteau, ce qui fait que ces deux instruments semblent n’en former qu’un seul. Le Hamacen, le Gojam et quelques autres provinces éparpillées établissent une distinction un peu subtile pour nos idées européennes, en disant qu’au contraire Notre-Seigneur ne fit que recevoir l’onction (tekubba) du Saint-Esprit, d’où ceux-ci sont tous appelés Keubat. Enfin, dans le Dembéa, le Chawa, et même dans quelques couvents du Tigraïe, on enseigne qu’en recevant le Saint-Esprit sous la forme de la colombe, le Fils de Marie naquit dans le Saint-Esprit, et comme il était né deux fois, c’est-à-dire du Père dans l’Éternité et de la Sainte-Vierge dans le Temps, on arrive logiquement à la conclusion que Notre-Seigneur est né trois fois ; ces derniers sectaires sont donc appelés : Sost ludet, c’est-à-dire : trois naissances ; et selon un théologien d’Europe, leurs paroles, si bizarres au premier aspect, ont été d’abord inventées et sont encore aujourd’hui très-souvent employées pour voiler aux yeux de leurs compatriotes le fond de leur religion, qui serait identique avec celle de Rome. Ces trois interprétations ont enfanté des sous-sectes dont le nombre s’élève à près d’une trentaine. Ceux qui se rappellent l’histoire du Bas-Empire et les discussions subtiles qui passionnaient les Grecs de cette époque, comprendront l’acrimonie des discussions analogues en Éthiopie. Beaucoup d’Éthiopiens font par humilité leurs prières à la porte de l’église, dont ils baisent ensuite le seuil, pour témoigner de leur foi respectueuse. On raconte que dans le Tigraïe un passant s’éloignait après s’être conformé à ce pieux usage, quand le curé lui demanda par précaution à quelle foi il appartenait. — Je suis Kenbat, dit l’étranger. — Vil hérétique, reprit le curé, tu as profané mon église ! — Et s’armant d’une hache, il enleva soigneusement toute la partie du bois qu’il croyait contaminée par les lèvres du passant.

  2. C’était de mes noms celui que j’avais pris, comme étant familier aux Éthiopiens.

  3. Un cavalier pénétra dans l’asile de Martola Mariam, en Gojam, malgré la défense de l’abbé, et il en sortait après avoir commis quelque acte de violence, lorsque son cheval s’abattit sous lui et lui cassa la jambe. Il dit à ceux qui le relevèrent, qu’au moment de l’accident, la Sainte-Vierge (à laquelle était dédiée l’église de l’asile) lui était apparue dans les nuages avec un visage courroucé. Le peuple y vit un miracle, et l’église est connue aujourd’hui sous le vocable de Notre-Dame-de-la-Jambe-Cassée.

 

                                                                                                            CHAPITRE VII

                                                             CAMPAGNE CONTRE LES ILORMAS[1], DITS GALLAS, DU KOUTAÏE ET DU LIBEN

Cependant, le bruit que le Prince allait réunir son armée pour faire une campagne chez les Gallas prenait de la consistance, et un jour j’entendis une rumeur et de grands cris sur la place. On m’apprit qu’un timbalier venait de proclamer le ban de guerre, ordonnant à tous ceux qui devaient le service militaire de se rendre auprès du Dedjazmatch. Après le repas du soir, il me dit que les événements qui se passaient en Begamdir l’empêcheraient peut-être de quitter le Gojam, mais qu’il voulait au moins intimider les Gallas, en réunissant ses troupes. Il ajouta qu’en tous cas je l’accompagnerais, et il ordonna à son Azzage ou Biarque en chef, de pourvoir à ce qui me serait nécessaire durant la campagne. Quatre jours après, nous quittâmes Dambatcha, suivis de huit à neuf cents lances et trois cents fusiliers seulement, et nous campâmes à quelques milles de la ville.

Je passai la nuit à observer les aspects, si nouveaux pour moi, de la vie militaire éthiopienne.

L’armement du cavalier consiste en un bouclier, un sabre et une ou deux javelines. Son bouclier ou rondache, fait en peau de buffle, est rond, comme le clypeus romain, et garni d’un umbon ou partie proéminente au centre ; son diamètre est entre 60 et 70 centimètres. Les sabres sont de deux sortes : les uns ressemblent à nos demi-espadons de la cavalerie légère, en usage du temps du Directoire ; les autres sont à deux tranchants, d’une longueur qui varie entre 80 et 140 centimètres, et recourbés au point de ressembler à une monstrueuse faucille à deux tranchants, rappelant beaucoup le harpé des gladiateurs thraces. La poignée de ces armes est en corne, sans garde ni branches d’aucune sorte ; les fourreaux, en peau crue, sont recouverts en maroquin rouge, sans bélière ; le fourreau du harpé est garni d’une bouterolle en forme de boule. Quant aux dards et javelines, leur longueur varie entre 1 mètre 60 et 2 mètres 20 ; le fer, depuis la douille jusqu’à la pointe, a une longueur qui varie de 30 à 80 centimètres. Ces armes présentent une grande variété de formes ; on y retrouve l’espafut longue, large, à deux tranchants, la framée, la demi-pique, la guisarme, la tragule, l’esclavine, le carrel et la zagaye. L’extrémité inférieure de la hampe est garnie d’une spirale en fer qui sert de contre-poids et de frette.

Toutes ces armes sont d’une aciération très-imparfaite ; aussi, les demi-espadons d’Europe, fabriqués d’une certaine façon, sont-ils très-recherchés et atteignent-ils quelquefois le prix du plus beau cheval.

Le corps de la selle est formé de deux petites planchettes ou semelles, recouvertes de peau de bœuf verte et rasée. Ces planchettes, espacées parallèlement à l’épine dorsale du cheval, sont reliées entre elles par un arçon droit à courbet et un troussequin faits d’un bois très-léger recouvert d’une espèce de parchemin, et hauts de quatre à six pouces. Les étriers sont en fer très-léger aussi, et, comme l’étrier antique, ne permettent que d’y passer l’orteil. Une peau de mouton garnie de sa laine sert de coussinet et empêche les planchettes de blesser le dos du cheval. Un tapis de selle en drap rouge ou en basane, fendu au troussequin et à l’arçon, remplace les quartiers et tombe de chaque côté du cheval en deux longues pointes. Une croupière, une sangle et une poitrinière assujettissent cette selle, aussi légère que nos selles de course. La tête du cheval est garnie d’un licol en cuir dont la longe est passée à l’arçon, et d’une têtière sans sous-gorge. Une lanière étroite, partant du fronteau à la muserolle, soutient quatre ou six petites rondelles en laiton poli, qui ballottent sur le chanfrein et miroitent à tous les mouvements du cheval. Le mors, semblable à celui des chevaux arabes, a un anneau pour gourmette ; les rênes sont comme celles dont se servaient nos chevaliers du moyen-âge. Chaque cavalier porte suspendue sous son tapis de selle une bougette contenant un tranchet, quelques fines lanières et une alêne pour raccommoder au besoin son harnais. Les simples cavaliers suspendent aussi à l’arçon un faucillon servant à couper l’herbe. Tous montent à cheval en fauconnier, c’est-à-dire du pied droit et du côté nommé hors-montoir. Cette habitude provient de ce que, portant le bouclier au bras gauche, ils ne pourraient commodément saisir la crinière en se présentant par le côté gauche du cheval et de ce qu’aussi les Éthiopiens portent le sabre au côté droit. Le cavalier est muni d’un fouet dont le manche, d’un pied de long, est en peau d’hippopotame, et la mèche en cuir de bœuf : il excite aussi son cheval du talon, mais ne porte jamais d’éperons. La plupart des chevaux ont un collier de petites chaînettes et une sonnaille qui ne les quitte jamais. La taille des chevaux ne dépasse guère celle de nos chevaux de dragons ; leur ossature est un peu plus forte que celle des chevaux du nedjd, au type desquels se rapporte évidemment l’ensemble de leurs formes et même de leurs allures. Comme eux, ils sont doux, familiers, entrent en fougue à la moindre provocation, et reprennent subitement leur calme au gré du cavalier. Les éleveurs éthiopiens, bien moins stricts que les Arabes dans le choix des producteurs, ont laissé dégénérer leur race chevaline. Le cheval éthiopien est rustique, sobre, mais il mange trop d’herbe et pas assez d’orge ; il ne porte aucune ferrure, a le pied très-sûr et fait un bon cheval pour le combat, quoiqu’il n’ait plus ce fonds qui fait encore de ses ancêtres asiatiques les premiers chevaux de guerre du monde.

Le soldat à pied ou rondelier est armé du sabre ou du harpé, d’une ou deux javelines, et d’un bouclier dont le diamètre excède un peu celui du bouclier du cavalier, et rappelle quelquefois, par ses dimensions, la harasse des fantassins du moyen-âge. De même que le cavalier et le fusilier, il porte le sabre au côté droit ; cette singularité est motivée par l’inconvénient qu’il y aurait à se découvrir, en dégainant du côté gauche. Les Éthiopiens portent le sabre assujetti aux flancs par un ceinturon qui maintient l’arme à un angle à peu près droit avec le corps ; cette disposition fort commode pour permettre le dégaînement d’une seule main, exposerait le cavalier qui dégainerait de son flanc gauche à blesser le col de sa monture.

Les fusiliers sont armés du sabre ou du harpé et d’une carabine à mèche. Ils bouclent à la ceinture une cartouchière d’où pendent des mèches prêtes et un petit pulvérin en corne ; ils portent très-rarement un bouclier ; plusieurs sont munis d’un mince bâton garni à une extrémité d’une pointe en fer, et dont trois ou quatre branches, rognées à environ un pouce de la tige, leur servent à appuyer le canon de leur carabine, lorsqu’ils visent un objet éloigné ; les bons tireurs ne font usage de cet appui ou fourchette qu’à la chasse, ou lorsqu’au combat ils tirent d’une position couverte. Quelques-uns combattent à cheval, mais il en est très-peu qui soient à la fois assez bons cavaliers et tireurs pour tirailler de la selle ; ils mettent pied à terre, tirent et remontent aussitôt. Chaque fusilier fabrique lui-même sa poudre, qui est assez bonne ; mais comme ils n’ont pas de plomb, ils se servent de balles en fer forgé, d’une rotondité toujours imparfaite ; ces projectiles rendent d’ailleurs les rayures inutiles, le tir incertain, et détériorent l’âme de leur arme. Leurs carabines longues, lourdes et mal équilibrées, sont en général de vieilles armes de fabrique indienne, persane, turque ou kurde. La mise en bois, est faite dans le pays ; des attaches en cuir remplacent les capucines.

À l’exception des soldats les plus pauvres, l’homme de guerre est constamment suivi d’un servant d’armes, qui lui porte son bouclier et sa javeline, souvent un petit hanap ou corne à boire, et un enkassé ou fort bâton garni à une extrémité d’une douille en fer terminée par une forte pointe, et à l’autre d’une frette qui permet de frapper dessus pour l’enfoncer en terre sans le faire éclater. Cette espèce de pieu porte à sa partie supérieure trois ou quatre crampons ; fiché en terre, il sert à suspendre les armes, à une halte ou sous la tente. Ceux qui conduisent les bêtes de somme, les bûcherons, les coupeurs d’herbe, et tous les valets d’armée sont munis de cet instrument, qui, au camp, sert à suspendre les armes ou les harnais, et qui sert d’avant-pieu pour construire les huttes, dresser les tentes, creuser les rigoles, planter les piquets d’attache des chevaux, découvrir les silos cachés dans la campagne ou creuser la fosse pour les morts. Il se trouve dans toutes les maisons et semble être identique à celui que Moïse recommandait aux Hébreux, pour creuser la terre et y déposer tout ce qui pouvait nuire à la salubrité de leur campement. Les soldats éthiopiens l’emploient au même usage ; les chefs s’en servent pour y accrocher un porte-missel et une bougie, lorsqu’ils se lèvent de nuit pour accomplir leurs dévotions.

De nombreuses décorations honorifiques entretiennent la vanité des Éthiopiens ; les principales sont une espèce de brassard en argent ou en vermeil, la demi-couronne, certaines parties de la peau du lion et diverses pèlerines de guerre. Le brassard, haut d’environ 20 centimètres, orné quelquefois de fort belles applications en filigrane doré, se porte au poignet droit ; à l’origine, il fallait avoir tué dix hommes pour l’obtenir. La demi-couronne, garnie de trois tourelles, est faite aussi en argent ou en vermeil ; elle s’attache sur le front, au moyen d’une espèce de lemnisque écarlate ; elle ne se donnait qu’aux cavaliers les plus intrépides ; l’homme qui la portait encourait la peine du fouet, si, même lors d’une défaite, il tournait le dos à l’ennemi. Quiconque s’était rendu remarquable pour avoir pénétré plusieurs fois le premier dans des lignes ennemies, recevait du chef d’armée une bande de la crinière d’un lion, qu’il avait le droit de fixer à l’umbon de son bouclier. Celui qui s’était distingué en couvrant une retraite, recevait une queue de lion qu’il portait également à son bouclier ; et celui qui avait tué un lion avait droit d’y accrocher également la peau d’une des pattes de devant armée de ses griffes.

Les chefs d’armée donnent aux combattants qui se distinguent des pèlerines de guerre faites en peau de lion, en peau de panthère noire, en velours bleu ou écarlate ou en drap de même couleur ; pour les hommes d’un rang élevé, ces pèlerines sont souvent chargées d’ornements en argent et en vermeil. Celui qui s’est distingué plusieurs fois en combattant avec le sabre, recevait un fourreau de sabre, garni de nombreuses bélières et d’une bouterolle en vermeil ; celui qui, dans un combat, a reçu un certain nombre de javelines sur son bouclier, a seul le droit d’y faire appliquer des ornements en cuivre ou en vermeil, comme aussi de porter suspendu, par un cordonnet en soie, au ceinturon de son sabre, un petit étui en argent orné de breloques. Cet étui remplace celui en peau renfermant une pincette terminée en lame de couteau, dont tous les Éthiopiens se servent pour extraire les épines de leurs pieds. Celui qui a tué un éléphant a le droit d’orner la douille de sa javeline d’une spirale de fil de laiton.

Telle était la valeur primitive attachée à ces décorations ; mais la plupart se trouvent démonétisées par suite de la prodigalité avec laquelle des chefs d’armée, peu certains de leur pouvoir, les ont distribuées à leurs soldats. Le brassard, le fourreau de sabre garni en argent, la demi-couronne, la queue et surtout la patte du lion sont celles auxquelles on attribuait encore, il y a quelques années, le plus de valeur.

Les huttes de nos gens, pressées côte à côte sur un seul rang, formaient une enceinte circulaire d’environ 100 mètres de diamètre, n’ayant qu’une ouverture, large d’une quinzaine de pas, en face de l’entrée de la tente du Prince, dressée au centre. Devant l’entrée des huttes, toutes tournées vers la tente, étaient les feux ; les chevaux de selle, les sommiers, les mules et les ânes attachés à des piquets, formaient comme un deuxième cercle intérieur. À dix pas derrière la tente du Prince, se trouvait celle de la Waïzoro, et plus loin derrière, trois tentes en bure pour la sellerie, la cuisine et les amphores d’hydromel ; les divers services du Prince étaient encore loin, me dit-on, d’être au complet. Devant la sellerie, autour d’un énorme feu, ses quatre chevaux et ses trois mules mangeaient leur herbe, sous la surveillance de palefreniers et d’un piquet de fusiliers ; une autre troupe de fusiliers et des pages se chauffaient, ou dormaient autour d’un grand feu, devant sa tente ; celle de la Waïzoro était enveloppée d’une obscurité discrète, qui laissait à peine distinguer les eunuques de garde. Les hennissements des chevaux et des mules, le tapage qu’ils faisaient en s’entrebattant, et les cris et la rumeur qui s’élevaient du camp, cessèrent vers le milieu de la nuit, mais le bourdonnement des conversations dura jusqu’au point du jour. Les femmes, et il y en avait beaucoup, entretinrent cette vie nocturne par leurs travaux et leur caquetage ; à la lueur des feux, elles s’occupaient de l’émondage des grains, de leur mouture ou de celle des condiments qui servent de base à leur cuisine, ou bien elles préparaient ces provisions faciles à conserver et offrant une ressource durable sous un petit volume. Bon nombre de soldats oubliaient le sommeil pour suivre avidement des yeux ces préparatifs appétissants, d’autres pour se donner le plaisir d’escarmoucher et de s’escrimer de la langue avec les travailleuses. Celles-ci, comme on le devine, n’étaient point en reste, et plusieurs fois pendant la nuit, quelque vif dialogue, quelques bouts-rimés lancés à propos soulevaient des huées ou des éclats de rire qui faisaient grommeler les dormeurs. Si la présence des femmes dans un campement entraîne de nombreux inconvénients, elle a du moins l’avantage de préserver souvent des attaques de nuit, car les femmes remplissent presque toujours le rôle des oies du Capitole. Ce sont elles qui portent les ustensiles servant à faire le pain et la cuisine, et qui assurent le plus économiquement la nourriture ; elles supportent admirablement les fatigues et les privations, ne cessent de travailler avec un entrain merveilleux, entretiennent la gaîté et soutiennent le moral des troupes. Les conversations se ralentirent un peu avant le jour. La nuit m’avait paru courte, tant la nouvelle vie qui s’ouvrait pour moi m’accueillait avec ce charme souriant des choses qui commencent. Bêtes et gens semblaient heureux de reprendre cette intimité que fait naître une aventure commune. À l’aurore, les hennissements des chevaux donnèrent le signal des apprêts du départ ; la tente du Prince s’ouvrit, et, aux premiers rayons du soleil, nous laissions derrière nous, sur l’herbe foulée, les huttes vides et béantes de notre premier campement.

Même aux yeux d’un étranger comme moi, tout dénotait dans le pays une animation inaccoutumée. Les Gojamites aiment la guerre, et malgré la réserve du Dedjazmatch, soldats et paysans se réjouissaient à l’idée d’une campagne contre les Gallas, leurs ennemis naturels. Nous ne faisions que des étapes très-courtes, afin de permettre aux contingents de nous rejoindre. Une bande d’environ deux cents fusiliers, la crosse en l’air, marchaient en tête ; puis venaient le parasol, le gonfanon et les quarante-quatre timbales ; une trentaine de fusiliers d’élite ; les chevaux du Prince conduits à la main ; une vingtaine de porte-glaives et autant de soldats à pied, de ceux qu’on nomme compains ou commensaux du maître, et enfin le Dedjazmatch à mule, et, à deux ou trois pas derrière lui, une rangée d’une soixantaine de cavaliers montés à mule également. À leur suite se pressaient confusément leurs servants d’armes, leurs chevaux de combat, des fusiliers ou des soldats montés sur des bidets ; le reste de nos gens, hommes, femmes, pages, sommiers, chiens, bagages, valets, mêlés et confondus, suivaient à la débandade. Nous avancions prestement à travers champs, les piétons au pas gymnastique, les cavaliers causant et riant entre eux, et les timbales battant la marche. De temps en temps, un trouvère, dominant de ses vocalises perçantes le son des timbales, chantait un distique en l’honneur du Dedjazmatch ou de quelque cavalier célèbre par sa bravoure. Le Dedjazmatch, impassible et droit sur sa mule à l’amble rapide, semblait entraîner tout ce monde qu’il dominait. Les toges blanches et flottantes, la variété pittoresque de leurs draperies, le teint bronze florentin et les tresses des chevelures noires des fantassins, ballantes au gré de leur course, chevaux de combat, selles éclatantes, housses écarlates, boucliers, javelines, les scintillations de l’argent, du cuivre, du vermeil et du fer, les mèches fumantes des carabines, timbales et trouvères chantant, le bruissement des poitrines haletantes, le roulement sourd que rendait la terre sous les pieds des chevaux, toute cette étrange cohorte allant, réveillait par son ensemble et ses détails le souvenir des plus antiques images historiques. Les habitants des villages se portaient en troupes sur notre route pour accueillir le Dedjazmatch de leurs cris de joie ; des groupes de jeunes filles le recevaient en chantant des villanelles ; les prêtres accouraient s’incliner sur son passage et bénir ses entreprises ; pour ces derniers, le Prince, par déférence, suspendait un moment sa marche. Nous étions en automne : pas le moindre nuage au ciel ; une chaleur douce et des brises agréables. Les moissons avaient été d’une abondance exceptionnelle ; les paysans paraissaient satisfaits. D’innombrables troupeaux jonchaient paisiblement les vastes prairies qu’animaient des volées d’ibis et des escouades de grues ; les bergers demi-nus, leur long bâton et leur flûte à la main, souriaient avec sécurité en nous voyant ; jusqu’à des compagnies de gazelles et d’antilopes qui s’enfuyaient un peu, puis s’arrêtaient pour regarder passer ; et pour que rien ne manquât à la marche triomphale du Dedjazmatch au milieu de cette explosion spontanée de l’affection de ses compatriotes, comme cet admoniteur qui marchait à côté du triomphateur à Rome, pour lui rappeler qu’il n’était qu’un homme, quelque paysan, posté de loin en loin, faisait entendre le cri perçant, à la fois suppliant et impérieux, usité par ceux qui réclament justice.

Le Prince s’arrêtait, et, s’il y avait lieu, donnait au plaignant un soldat chargé de faire redresser le grief ; puis il reprenait son chemin aux cris de joie et aux bénédictions verbeuses de son vassal consolé.

Des troupes de cavaliers ou de fantassins se joignaient à nous le long de la route, et notre camp grossissait d’étape en étape. Beaucoup de petits chefs nous attendaient sur le chemin avec leurs soldats, afin que le Prince pût juger par ses yeux du nombre de vassaux qu’ils lui amenaient. Les seigneurs de marque rejoignaient, suivis seulement d’une faible escorte, et leurs troupes s’évertuaient à former un campement, le plus grand possible ; on rapportait au Dedjazmatch que depuis l’arrivée de tel ou tel, l’armée s’étendait à perte de vue. Parfois, la nuit, les hyènes faisaient tout à coup silence ; le sol résonnait sourdement, et l’on entendait dans le lointain un chœur militaire qui grandissait en se rapprochant : c’était encore quelque bande qui venait rejoindre. Le brillant Ymer-Sahalou nous arriva un matin à la tête d’environ huit cents cavaliers ; nous venions de nous mettre en route ; il devançait ses hommes de pied et ses bagages. Le lendemain, pendant la marche également, nous vîmes une troupe d’environ douze cents lances venir rapidement vers nous ; elle s’ouvrit des deux côtés de notre chemin, et le Blata-Filfilo, à la tête d’une quarantaine de cavaliers aux boucliers étincelants, s’avança au galop. Il montait sans jactance un magnifique et fougueux cheval noir ; une pèlerine de guerre remplaçait sa toge, et, en signe d’allégeance, il portait au bras son bouclier rutilant de vermeil. À vingt pas du Prince, il mit prestement pied à terre et s’inclina, ses hommes restant derrière et en selle. Par déférence pour le rang et l’âge de ce vassal, le Dedjazmatch arrêta sa mule et dit selon l’usage :

Par Notre Dame ! que mon frère se remette en selle.

Vingt voix firent écho, et un suivant jeta une toge sur les épaules du Blata Filfilo, qui enfourcha sa mule et chemina à côté du Prince.

Parfois, nous restions quelques jours au même endroit. Toute apparence de mystère cessa enfin : un ban invita les volontaires, tant étrangers que sujets, soldats ou paysans, à venir concourir à une expédition contre les Gallas, et des auxiliaires, la plupart paysans du Gojam, affluèrent, malgré la saison avancée qui faisait appréhender que la crue prochaine de l’Abbaïe ne rendît notre retour périlleux. De leur côté, les Gallas, instruits de nos projets, se préparaient à la résistance. Afin de leur donner le change sur le point où nous traverserions l’Abbaïe, l’armée exécuta plusieurs mouvements contraires, tantôt dans la direction du Gouderou, tantôt dans celle du Liben ; ensuite, revenant sur nos pas, nous campâmes en face du Horro, puis dans le centre du Gojam. Là, le bruit se répandit que notre campagne contre les Gallas n’était que simulée ; que par suite d’une mésintelligence entre le Dedjadj Guoscho et le Ras Ali, nous allions être obligés de défendre nos frontières du côté du Begamdir. Quelques districts gallas ajoutèrent foi à cette nouvelle ; d’autres demandèrent des sauf-conduits, et députèrent auprès du Dedjazmatch, pour lui offrir leur soumission, lui promettre des tributs et se le concilier par des présents consistant en chevaux, bétail, grains d’or, toges grossières, et quantité de miel et de beurre. Le Prince recevait de toutes mains et faisait même visage à tous ces envoyés, qu’il congédiait avec de vagues assurances. Un jour que nous avions reçu une cinquantaine de chevaux et beaucoup de denrées, je lui fis observer qu’à ce compte, nous n’aurions bientôt plus d’ennemis contre qui faire campagne.

Malgré leur air rustique, me dit-il, ces Gallas sont plus fins que tu ne crois : ils n’aspirent qu’à nous déposséder même du Gojam ; mais heureusement des rivalités souvent sanglantes les occupent chez eux. Afin de découvrir mes projets, plusieurs de ces envoyés me proposent de m’aider à ravager les districts voisins des leurs, et une fois chez eux, tous se ligueront contre nous.

Le Dedjadj Guoscho était le seul prince chrétien, qui, depuis la chute de l’Empire, ait su prendre quelque ascendant sur les Gallas établis au Sud de l’Abbaïe. C’est, comme on l’a vu déjà, à l’époque de la décadence de l’Empire, que le peuple Galla ou plutôt Ilmorma signale pour la première fois son existence, en pénétrant par les frontières Est et Sud de l’Éthiopie chrétienne. Sa marche est bientôt arrêtée au Nord et Nord-Est, par les obstacles que présentent le Béchelo et l’Abbaïe à l’extrémité de la presqu’île du Gojam ; contournant ce dernier obstacle, il envahit tout le grand Damote, vaste province de l’Empire située au Sud et Sud-Est de l’Abbaïe et comprenant jusqu’à l’Innarya. Mais en s’établissant sur ces riches territoires, ces conquérants se sont fractionnés en petites républiques patriarcales. Leur élan général de conquête s’est ainsi perdu, et leur énergie s’est consumée depuis lors en guerres intestines, dans les intervalles desquelles, comme par un retour aux idées de conquête de leurs pères, ils n’ont cessé de traverser l’Abbaïe en petites troupes, pour tuer, incendier, piller et fuir avec leur butin. Les communes des frontières chrétiennes ont répondu à ces incursions par des incursions analogues, mais le plus souvent elles ont eu le dessous, parce qu’elles ne jouissaient pas d’autant d’initiative politique que les communes Gallas, et que d’ailleurs elles se trouvaient dans l’obligation d’envoyer leurs hommes auprès de leurs seigneurs engagés dans les guerres civiles qui désolaient l’Empire. Cet état de choses amena une dépopulation rapide en Damote et en Gojam. Les Polémarques de ces provinces marchèrent quelquefois contre les Gallas à la tête de leurs armées, mais les résultats furent d’accroître plutôt que d’amoindrir l’ascendant de leurs ennemis. Pour remédier à ces maux, les derniers Empereurs attirèrent, par des concessions territoriales et des franchises commerciales, un nombre considérable de colons gallas ; des districts entiers furent ainsi repeuplés, entre autres, celui du Metcha qui était, dit-on, presque désert. Tous ces colons embrassèrent le christianisme, et s’identifièrent tellement aux intérêts de leur patrie adoptive, qu’ils reprirent avec acharnement, contre les Gallas la guerre de frontières. Quelques-uns entretinrent néanmoins, de loin en loin, des relations avec leurs anciens compatriotes, ou prirent leurs filles en mariage. Parmi les familles qui conservèrent ainsi leurs traditions originelles, on comptait celle de Zaoudé, originaire des Gallas Amourous et établie dans le Damote.

Ce Zaoudé, qui avait acquis une grande réputation de bravoure dans les guerres de frontières, se rebella contre le Dedjazmatch du Damote, à l’occasion de quelque déni de justice. Il attira autour de lui, par ses largesses, les déserteurs, les insoumis, les mécontents de toute espèce, et ayant battu les troupes envoyées contre lui par le Dedjazmatch, il finit par le vaincre lui-même en bataille rangée. Le Ras Gouksa, originaire, comme on sait, des Gallas de l’Idjou, s’efforçait alors de restaurer à son profit l’omnipotence impériale ; et quoique le Dedjazmatch du Damote fût son vassal, il trouva opportun de reconnaître Zaoudé, mais avec le dessein de le déposséder à la première bonne occasion. Le Dedjadj Zaoudé épousa la Waïzoro Dinnkénech, princesse de la famille impériale, et de ce mariage était né Guoscho. Gouksa ne tarda pas à disposer du Damote en faveur d’un de ses lieutenants, et à l’envoyer, à la tête d’une armée, prendre possession de son investiture. Zaoudé battit ce nouvel adversaire, et, après quelques années durant lesquelles il vainquit plusieurs prétendants envoyés contre lui de la même façon, il s’allia avec le Ras Walde Sillacé, Polémarque du Tigraïe, et prit rendez-vous avec lui en Begamdir, pour livrer bataille au Ras Gouksa. Zaoudé s’avança selon les conventions ; mais au dernier moment, il apprit que son allié, déjà en marche, retournait sur ses pas, et il se trouva seul, en face d’une armée quatre ou cinq fois plus nombreuse que la sienne. Ses troupes furent encore réduites par la défection de quelques importants vassaux, qui, effrayés de son audace, passèrent à l’ennemi, la veille de la bataille. On le pressa de battre en retraite pendant qu’il en était encore temps.

Je mourrai, répondit-il, plutôt que de fuir un ennemi sans l’avoir combattu.

Il combattit, en effet, et tomba aux mains de son vainqueur. Afin de soustraire à l’ennemi de sa maison son fils encore enfant, il lui fit dire de se réfugier auprès de ses parents en Amourou. Chaque année, un messager lui apportait une baguette à la mesure de la taille de l’enfant, et il marquait une hoche correspondante sur le mur de sa prison. La huitième année de sa captivité, ayant reçu une huitième baguette, il la fit mesurer sur quelques soldats qui le gardaient, et en trouvant un dont elle égalait la taille :

Que fait ton père ? lui dit-il.

Il travaille aux champs.

Oh ! moi, père d’Ipsa[2] ! Ce fils de paysan est déjà sous le harnais militaire, et mon fils, à moi, vit inutile dans le pays d’autrui ! Va, dit-il au messager, dis à Guoscho qu’il ceigne ses reins, qu’il repasse en terre chrétienne, et qu’avec l’aide de Dieu et du sang que je lui ai donné, il est de taille à conduire des combats et à faire parler de lui. Dis-lui que ma chaîne me pèse.

À cet ordre, Guoscho repassa l’Abbaïe et se déclara rebelle en Damote. Sa jeunesse, sa beauté, son courage, la renommée de son père, redouté du paysan, mais adoré du soldat, et surtout les respects traditionnels que l’on conservait pour la race impériale, à laquelle il appartenait par sa mère, les pieux souvenirs laissés par cette princesse qui venait de mourir à Jérusalem, où elle était allée en pèlerinage peu après la dernière défaite de son mari, toutes ces causes contribuèrent à fortifier son parti. Après plusieurs rencontres partielles, il défit complètement le Dedjazmatch du Damote. Mais le brave Zaoudé ne put se réjouir longtemps de la perspective de sa délivrance : il mourut de maladie, la neuvième année de sa captivité.

Pendant que le Dedjadj Guoscho était en Amourou, les Gallas avaient voulu le tuer, afin d’empêcher, disaient-ils, que le fils d’une chrétienne ne tournât plus tard contre eux sa connaissance de leurs mœurs, de leur langue et de leur état politique. Dès qu’il fut au pouvoir, il reconnut avec libéralité les soins de ses protecteurs, qui, grâce à à son appui, devinrent les premiers de leur petite république. Mais, comme les Gallas l’avaient prévu, il ravagea leur pays à plusieurs reprises, depuis l’Amourou jusqu’en Touloma, et les contraignit à cesser leurs incursions contre les frontières chrétiennes. Néanmoins, pendant mon séjour à Gondar, lorsqu’il avait été bruit d’une rupture entre lui et le Ras Ali, les Gallas avaient attaqué sur plusieurs points les frontières du Gojam et du Damote, et c’était pour les punir que nous nous mettions en campagne. Le Dedjadj Guoscho n’était pas fâché d’ailleurs d’avoir ce prétexte de guerre. Ses victoires sur les Gallas flattaient son amour-propre plus que toutes les autres ; elles enrichissaient son pays, et, dans le secret de sa pensée, il caressait l’espoir de forcer un jour ce peuple païen à adopter le christianisme.

Un matin, le Prince m’engagea à choisir un cheval parmi ceux qu’il recevait journellement en tribut, et qu’avant de distribuer à ses troupes, il faisait essayer devant sa tente.

En Gojam, me dit-il, à l’exception des ecclésiastiques, tout homme de bonne condition a son cheval de combat, et il ne convient pas que tu en sois dépourvu.

Je vis quelques beaux chevaux, mais, par un reste de discrétion européenne, je ne laissai pas paraître qu’ils me fissent envie ; j’eusse désiré bien davantage savoir les manier comme les cavaliers qui les montaient, mais la libéralité du Prince ne pouvait aller jusque-là. Un jour, pendant que le Prince faisait sa sieste et qu’Ymer Sahalou causait avec moi, à la porte de ma tente, en attendant le réveil de son maître, il s’éleva un grand tumulte, et nous vîmes arriver sur la place un beau cheval gris-pommelé. Effrayé par l’aspect du camp, il avançait par saccades, les crins au vent, la tête haute, les naseaux distendus, et entraînait avec lui deux robustes palefreniers plutôt qu’il n’était conduit par eux. J’oubliai un moment Ymer pour admirer ce fougueux animal sans selle, sans couverture, sans rien qui masquât la beauté de ses formes.

Après le repas du soir, devant le petit cercle admis à la veillée, le Prince tourna la conversation de façon à dire qu’il fallait que les chevaux de mon pays fussent bien supérieurs, puisque je n’en avais pas encore vu un seul à mon goût en Gojam ; et à peine rentré dans ma tente, un huissier vint de sa part me rendre ce message :

Pourquoi te cacher de moi Mikaël ? Manqué-je de franchise avec toi ? Quand tu comprendras assez l’amarigna pour recevoir mes pensées sans intermédiaire importun, tu verras jusqu’à quel point tu as ma confiance. Que t’ai-je donc fait pour que tu restes ainsi toujours sur tes gardes ?

Je ne sus répondre que des banalités. L’huissier revint bientôt me dire :

Voici la parole de Monseigneur :

Tu es le plus entêté de nous deux ; c’est donc moi qui céderai. Tu as vu ici plus d’un beau cheval, mais, par fierté sans doute, tu as feint l’indifférence. Aujourd’hui même, tu as admiré le meilleur de mon écurie et tu m’as refusé toute la soirée le plaisir de me le demander. Je te l’envoie, et rappelle-toi qu’ainsi que ce cheval, je voudrais fixer tes prédilections sur moi.

Le cheval dont il s’agissait piétinait déjà devant ma tente. Un écuyer me remit un harnais complet couvert d’ornements en vermeil ; ce harnais, fait pour le Prince, était le seul de ce genre dans notre armée. Je sortis pour admirer mon nouveau compagnon. À la lueur des feux, il me sembla qu’il me regardait avec dédain et colère, et ce ne fut pas sans appréhension que je songeai au moment où il me faudrait le monter.

Mes connaissances vinrent dès le matin me féliciter. J’appréciais, il est vrai, la générosité et la courtoisie du Prince ; mais je n’en comprenais pas encore la portée, non plus que celle de l’empressement de ses gens, dont les manières prirent une nuance de familiarité plus affectueuse. Dans ce pays féodal, les hommes sont unis par une infinité de liens qui seraient sans valeur en Europe ; ils vivent dans une dépendance et une solidarité réciproques qu’ils avouent hautement, dont ils se font gloire, et qui influent sur toutes leurs actions. À leurs yeux, l’homme affranchi de toute sujétion est en dehors du pacte social ; c’est le cas de l’étranger. En acceptant la mule du Dedjazmatch, j’avais déjà contracté, selon les mœurs du pays, comme un prem

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